Tribune

L’unité et les multiples de Wadada Leo Smith

Retour sur quelques disques de l’imposante discographie de Wadada Leo Smith


Discographie importante pour une personnalité qui compte cinq décennies d’activisme musical tous azimuts. S’il est difficile de recenser tous les projets auxquels Wadada Leo Smith a apporté le souffle de sa trompette, les enregistrements dont il a été l’initiateur sont également pléthore. Petite plongée (forcément partielle) à travers les différentes configurations qu’il a abordées.

Le solo

Origine et fin de toutes choses, Wadada Leo Smith est un adepte de la pratique en solitaire, comme l’atteste la chronique du coffret récemment paru. Son premier disque enregistré sous son nom en 1970 en témoigne également. Signé sur Kabell [1], le label qu’il a fondé, Creative music I le trouve seul face au micro, entouré toutefois d’un instrumentarium varié (trompette, flûte, cloche, cymbale, etc.). Neuf ans plus tard, toujours chez Kabell, sort Solo Music Ahkreanvention. Confronté à sa propre solitude mais prenant place dans une histoire plus large, il laisse entendre pleinement le son qui est le sien et donne libre cours aux idées qui le traversent.

Les duos

Wadada Leo Smith s’épanouit pleinement dans le rapport direct à l’autre. Le nombre de duos enregistrés en est une preuve flagrante et parmi les multiples partenaires qu’il a côtoyés, les batteurs ont retenu particulièrement son attention. Günter Baby Sommer (Wisdom in time, Intakt, 2007), Jack DeJohnette (America, Tzadik, 2009), Ed Blackwell (The Blue Mountain’s Sun Drummer, Kabell, 2010), Louis Moholo-Moholo (Ancestors, TUM records, 2012), ont croisé baguettes et pistons. Ces fortes personnalités apportent pulsation et inventivité et permettent au lyrisme du trompettiste de se déployer dans une interaction toujours fructueuse.

Dans un registre plus intimiste et vertical, la collaboration récente avec le pianiste Vijay Iyer (A Cosmic Rhythm With Each Stroke, ECM, 2016) fonctionne parfaitement et montre la capacité du trompettiste à apprivoiser chaque univers avec la même intégrité. Tout autant, d’ailleurs, qu’avec la pianiste Angelica Sanchez (Twine Forest, Clean Feed, 2013) dans une dimension plus contemporaine mais elle aussi introspective. N’oublions pas, au moment d’évoquer les formations duales, celle avec son vieux complice, Anthony Braxton pour deux disques majuscules signés chez Pi Recording (Organic Resonance, 2003 et Saturn, Conjunct the Grand Canyon in a Sweet Embrace, 2004)

Les trios

Quelques trios ont compté dans le parcours de Smith. Notamment celui avec Anthony Braxton (avec qui, dès la fin des années 60, il entame une collaboration fructueuse longue d’une décennie) et le violoniste Leroy Jenkins. En s’élargissant avec Steve McCall, Muhal Richard Abrams et Richard Davis, il donnera la Creative Construction Compagny (1975) puis le Creative Orchestra en 1976 pour une approche évidemment novatrice autant que politique. Quand la forme musicale devient le poing levé d’une communauté.
Au cours des années 70, il pratique le trio avec Henry Threadgill et Lester Lashley ou, l’espace d’un concert, avec Thomas Stöwsand au violoncelle et... Manfred Eicher à la contrebasse. Plus tard, il enregistre Sonic River avec John Zorn et George Lewis (Tzadik, 20). C’est avec le même Zorn qu’il fête les cinquante ans de ce dernier sur 50 8 au côté de Susie Ibarra (Tzadik, 2004). Pour ECM enfin, en 2018, cette fois sous la signature d’Andrew Cyrille (mais peut-on réellement parler de leader dans ce genre de rencontre au sommet ?), il est avec Bill Frisell sur Lebroba.

Les quartets

1986, encore chez Kabell, Leo Smith, qui n’est pas encore devenu Wadada, propose Human Rights, au côté de Michele Navazio, Thurman Barker et James Emery : une musique syncrétique qui accueille toutes les énergies du Monde. Une quinzaine d’années plus tard, en 2000, The Golden Quartet réunit d’anciennes collaborations venues des sixties : Anthony Davis au piano, Malachi Favors à la basse et Jack DeJohnette à la batterie. Musique de haut vol, bien évidemment, où l’on retrouve communion, invention, lyrisme, swing et chant permanents. Plusieurs albums, tous magnifiques. La classe américaine. Trois albums chez Tzadik (Golden Quartet, 2000), Pi Recordings (The Year of the Elephant, 2002), Cuneiform (Tabligh, 2008).

Les quintets et grands ensembles

Là encore, le nombre ne définit pas une musique figée, comme le montrent les deux quintet suivants. Cérébral, à coup sûr, spatial pour le moins (chaque son glisse sur l’espace sonore), Snakish paru en 2005 chez Leo Records réunit Walter Quintus, K’atya Quintus, Miroslav Tadić et Mark Nauseef. La musique peut sembler austère ; à l’écouter attentivement on la découvre ciselée et cette pratique minimaliste est génératrice d’une poésie rentrée.

Le line-up est variable mais le groupe Yo Miles qu’il dirige avec le guitariste Henry Kaiser, autour de la musique du Miles Davis électrique propose un funk dégingandé où des improvisations ininterrompues sont au rendez-vous pour un psychédélisme jazzistique et de grands moments de fête sonore.

Parlons enfin, concernant les quintets, d’une des pièces majeures de sa discographie. America’s National Parks, comme son nom l’indique, évoque les grands parcs américains et les replace dans la grande histoire de ce pays. Entouré pour l’occasion par Anthony Davis au piano, Ashley Walters au violoncelle, John Lindberg à la basse et Pheeroan akLaff, Smith, à l’occasion de ses soixante-quinze ans, délivre une musique totale, ni jazz, ni classique contemporain, bien au-delà : une musique qui est sienne et embrasse les influences qui ont enrichi son parcours de musicien.

Pour le reste, Wadada a dirigé des variations diverses jusqu’au grand ensemble, au côté de Roscoe Mitchell notamment (sous le nom de ce dernier : le Roscoe Mitchell Creative Orchestra). Il y fait valoir à chaque fois son travail d’instrumentiste bien sûr, mais surtout de compositeur. En 2012, pour Cuneiform Records, il grave Ten Freedom Summers qui rassemble le Golden Quartet ou le Golden Quintet et le Southwest Chamber Music en un ensemble de plus de dix musiciens. À la fois ancré dans le blues des origines, les avancées de la Great Black Music chicagoane comme dans la musique contemporaine américaine et européenne, son langage ne connaît pas, là encore, de frontières et privilégie une expression personnelle d’une belle richesse.

par Nicolas Dourlhès // Publié le 30 mai 2021

[1Les références du label ont été rééditées sur Tzadik, le label de John Zorn, en 2004).