Entretien

Yedo Gibson, l’improvisation au coeur

Entretien avec le saxophoniste brésilien globe-trotter, aujourd’hui installé au Portugal.

Yedo Gibson

Yedo Gibson est un saxophoniste passionnant. Il a fait de l’improvisation libre bien plus qu’une façon de jouer de la musique, mais bien une manière d’être au monde, pleinement et entièrement. Toujours à l’affût d’une rencontre musicale, il multiplie les concerts comme des petits pains. Très actif avec ses collègues francs-tireurs ibériques (Gonçalo Almeida, Vasco Trilla, Luís Lopes, Miguel Mira, Pedro Melo Alves), il n’hésite jamais à franchir les frontières pour croiser le fer avec d’autres improvisateurs européens. Jouer, échanger, partager : telle pourrait être la devise de ce musicien pas comme les autres. Rencontre.

- Vous êtes encore peu connu en France, pourriez-vous vous présenter ?

Je suis originaire du Brésil où j’ai joué des tonnes de musique brésilienne. Très tôt, j’ai été envoûté par la musique d’Hermeto Pascoal et d’Egberto Gismonti. Un jour, j’ai joué une session avec mon oncle batteur Antonio Eugenio Gianfratti « Panda » ; on a joué des heures sans s’arrêter et c’est comme ça qu’on a découvert le free jazz ! Au début, on pensait qu’on était les seuls à jouer cette musique et on a commencé à jouer ensemble tous les jours. Au bout d’un an, il m’amène un disque et me le fait écouter ; je lui dis que ça sonne très bien, mais que je me demande à quel moment il nous a enregistrés. Il s’agissait en fait d’Interstellar Space du duo John Coltrane/Rashied Ali. À partir de ce jour, nous avons réalisé qu’il y avait d’autres gens qui jouaient notre musique !

- Vous êtes né à São Paulo, au Brésil. Quand avez-vous quitté votre pays et pour quelles raisons ? Y retournez-vous régulièrement ? Quel regard portez-vous sur le Brésil d’aujourd’hui ?

J’ai quitté le Brésil vers 2001-2002. La scène là-bas était très traditionaliste ; il n’y avait pas vraiment de place pour la musique que nous faisions. En plus, on avait découvert qu’il y avait d’autres personnes qui jouaient cette musique et je voulais jouer avec tous ces gens. Alors j’ai déménagé de São Paulo à Londres.
J’essaie d’aller au Brésil tous les deux ans et je donne autant de cours que possible, gratuitement. Au cours des dix dernières années, il y a une scène free qui s’est développée et vous pouvez voir aujourd’hui de nombreux festivals et théâtres qui programment cette musique. Avec Bolsonaro au pouvoir et la pandémie de COVID, la culture n’est clairement pas une priorité là-bas et tous les petits collectifs ont eu un coup d’arrêt dans leurs activités. Mais ça va repartir. Le peuple brésilien va riposter lors des prochaines élections présidentielles en octobre prochain.

j’ai construit une scène au milieu de la forêt, juste au bord de la mer


- Vous avez vécu dans plusieurs capitales européennes (Londres, Amsterdam, Lisbonne). Est-ce que la frénésie et l’agitation des villes est une influence pour vous ? Pourriez-vous comparer les scènes jazz de ces trois pays ?

Quand je suis arrivé à Londres, j’ai eu la chance de rencontrer Marcio Mattos, John Edwards, Veryan Weston, Mark Sanders, Phil Minton, Lol Coxhill et toute la scène free londonienne. Je me souviens d’être allé au Red Rose, un vieux pub londonien, écouter pour la toute première fois un concert d’improvisation dans lequel je ne jouais pas ! J’ai pleuré comme un bébé. J’y ai aussi rencontré l’incroyable batteur Steve Noble ; il avait une salle de répétition et je venais jouer chaque fois que je savais qu’il était là. De Londres, je suis allé à Amsterdam et j’ai étudié la composition à La Haye. J’avais mon propre orchestre, RIO (Royal Improvisers Orchestra) et j’ai joué avec Han Bennink, Luc Ex, Ab Baars. C’était très important pour moi d’expérimenter ces deux scènes free réputées mais qui ont une approche très différente de la musique. Quant à la scène lisboète, elle est pleine de jeunes musiciens improvisateurs de talent mais je pense que c’est un phénomène universel en ce moment d’avoir de plus en plus de jeunes dans cette musique. J’habite maintenant à Sintra, à trente minutes de Lisbonne, et j’ai construit une scène au milieu de la forêt, juste au bord de la mer. La vie est ce qui m’influence le plus : nos relations avec les humains et la nature s’expriment pleinement au travers de la musique. Il faut donner et ne rien attendre en retour et quoi que l’on ait en retour, c’est à toi de lui donner un sens ou de le transformer.

- Vous jouez à la fois du saxophone ténor, de l’alto et du soprano (parfois des trois en même temps). Comment choisissez-vous l’instrument avec lequel vous aller jouer ?

Faire de la musique, c’est faire des choix. Je me souviens d’un concert à Amsterdam : je suis parti avec treize instruments et je n’ai joué que du soprano. Chaque instrument a sa propre âme ; ce sont parfois eux qui décident. C’est un peu mystérieux. J’ai également joué du baryton comme instrument principal pendant près de huit ans jusqu’à ce que je me fasse opérer du dos. Vous voyez, parfois notre corps peut choisir à notre place !

- On vous classe habituellement dans la case free jazz. Vous êtes d’accord ?

Au Brésil comme en Europe, le jazz est devenu une forme d’art « bourgeois » mais les racines de cette musique sont populaires : elles viennent des musiciens noirs opprimés aux États-Unis. Quand on comprend ça, tout à coup l’apparition de la mouvance free dans le jazz devient claire comme de l’eau. Donc, dire que je suis un musicien de jazz serait presque une appropriation culturelle, mais comme je l’ai dit plus tôt, j’ai « inventé » cette musique et je me suis rendu compte bien plus tard qu’il y avait une histoire énorme derrière elle et tous ces gens qui la jouaient avant moi, donc je suppose que je suis plus un musicien free qu’un musicien de jazz.

- Qui sont les musiciens qui vous ont influencé ? De quoi vous nourrissez-vous ?

L’accordéoniste brésilien Dominguinhos m’a montré que les choses les plus simples pouvaient receler énormément de choses à l’intérieur ; Hermeto (Pascoal) m’a apporté la possibilité de me confronter à la simplicité ; Evan Parker, quand je l’ai entendu pour la première fois, je suis sorti nager et j’ai essayé de comprendre comment c’était possible de jouer comme ça, je ne savais pas encore que l’on pouvait utiliser la respiration circulaire ; Han Bennink m’a apporté la joie à l’intérieur du free jazz ; Roscoe Mitchell a ouvert les portes pour créer des formes tout en improvisant. Cette liste pourrait continuer indéfiniment !!

Certains musiciens sont faits pour être ensemble


- Que recherchez-vous à travers la musique ?

Jouer de la musique, c’est comme chevaucher un léopard. Je peux chercher quelque chose, mais c’est probablement autre chose qui adviendra. Je joue de la musique depuis plus de trente ans et aujourd’hui, il est très facile de relier ce que j’entends aux gens qui le jouent. D’une manière ou d’une autre, la musique et la vie ne font qu’un. Je suppose que la musique est devenue un outil pour devenir une meilleure personne et donc faire de cette étrange planète un meilleur endroit.

- Pouvez-vous nous parler des liens qui vous unissent avec le batteur et percussionniste Vasco Trilla, avec qui vous jouez très souvent.

Trilla… Certains musiciens sont faits pour être ensemble. Nous avons su que nous étions faits pour jouer ensemble après les trois premières secondes de notre premier gig. Je me souviens qu’il y a quelques années, nous avions donné presque cent concerts en deux ans : on jouait, on parlait de musique et on roulait pendant des jours. Les liens entre nous devenaient de plus en plus forts. Nous sommes jumeaux de musique : difficile de l’expliquer avec des mots mais c’est tellement clair de l’entendre en musique.

Yedo Gibson © Nuno Martins

- Vous avez participé à cinq albums de la série Spontaneous Music Tribune du label polonais Multikulti Project. Parlez-nous de cette collaboration et de votre relation avec Andrzej Nowak.

Andrzej est un gars fantastique. De temps en temps, au cours de l’histoire, nous avons ces anges de la musique qui surgissent pour garder cette musique vivante et la faire découvrir à un nouveau public. Ce que j’aime le plus sur ce label, c’est qu’on trouve des artistes connus mais également des gens dont on n’a jamais entendu parler, et Andrzej a le courage de les réunir.

- Vous venez de sortir un enregistrement live avec le groupe Fish Wool. Parlez-nous de ce groupe ?

Il y a dix ans, j’avais un duo avec Kaja Draksler ; elle avait un duo avec Susana (Santos Silva) et moi un autre duo avec Vasco (Trilla). Nous avons d’abord décidé d’en faire un quartet mais l’idée de jouer tous les trois nous hantait. Alors un jour nous avons décidé de le faire ; le premier disque est sorti chez J.A.C.C. Records à Coimbra, un label qui fait beaucoup pour la scène portugaise. Durant la première tournée européenne, nous avons joué au Cerkno Jazz Festival en Slovénie, un festival que je porte au plus profond de mon cœur. Le concert a été enregistré live à Cerkno à la Fundacja Słuchaj. Susana correspond parfaitement à notre duo : elle peut être bruyante, douce, agressive, passionnée, donc c’était facile de l’intégrer dans le duo mais ça a aussi ouvert une nouvelle dimension à notre musique. Le trio n’est pas seulement un duo + 1, c’est un groupe à part entière.

- On vous a découvert à Citizen Jazz avec l’album Double On The Brim, projet de la pianiste canadienne Karoline Leblanc. Parlez-nous de cette expérience. Y a-t-il une suite en projet ?

J’étais en tournée avec Naked Wolf (quintet avec entre autres Luc Ex à la basse et Gerri Jäger à la batterie) au Canada et j’ai rencontré Karoline et Paulo (J. Ferreira Lopes) à Montréal ; ils jouaient en trio avec Luís Vicente. Quand ils sont revenus au Portugal, nous avons fait quelques concerts et sommes allés en studio pour enregistrer avec Miguel Mira. Nous avions commencé une tournée mais la pandémie a tout arrêté. Mais vous allez bientôt entendre parler de ce groupe à nouveau.

- Plus généralement, quels sont vos envies et vos projets pour les mois à venir ?

Je travaille en ce moment sur un nouveau trio baptisé MOVE avec Felipe Zenicola et João Valinho. Felipe est un bassiste que j’ai rencontré lors d’une de mes tournées brésiliennes et qui joue aujourd’hui aussi avec Paal Nilsen-Love ; João est un très jeune batteur extrêmement talentueux avec qui je joue presque quotidiennement depuis que je suis retourné vivre au Portugal. J’ai vraiment hâte de partir en tournée avec ce groupe pour faire entendre cette musique partout dans le monde. Par ailleurs, l’année prochaine sortira mon premier album solo chez Relative Pich Records. Je suis très impatient !