Tribune

Zappa n’est pas mort, il sent juste bizarre

Ou la grande escroquerie de la chronique discographique


Frank Vincent Zappa est né le 21 décembre 1940 à Baltimore et meurt le 4 décembre 1993 à Los Angeles, il y a tout juste 25 ans. Citizen Jazz lui rend hommage.


J’ai découvert la musique de Zappa au lycée. Il était mort depuis 4 ans. Par hasard, j’avais choisi Freak Out dans les bacs de la médiathèque de ma ville. Séduit par la bizarrerie et le son d’ensemble de ce premier disque, j’ai dévoré sa pléthorique discographie en l’espace de deux ans. Sa musique uniquement et rien d’autre. Il ne s’est pas passé, depuis, une semaine sans que je revienne à sa musique avec toujours le même plaisir. J’ai suivi d’assez près la diffusion de son œuvre : les sorties de disques posthumes ou d’hommages, les livres, les DVD et surtout les concerts. Près de 20 ans après cet émoi originel, quel bilan tirer du traitement de sa musique ? Cet article tentera d’apporter, à sa mesure, des éléments de réponse. Il ne dressera pas un portrait exhaustif mais subjectif de la production zappaïenne et assimilée. Mon propos sera basé sur mes souvenirs et sur mes préférences.

Frank Zappa par Henning Lohner

La discographie officielle contient 62 unités publiées du vivant de l’artiste et 49 depuis sa disparition. Cette production posthume s’articule principalement autour d’enregistrements de concerts, d’œuvres inédites et de versions de travail de nombreux morceaux. Parmi les sorties marquantes, quelques-unes ont concerné des projets achevés par Zappa mais non publiés pour diverses raisons (Läther, Trance Fusion, Civilisation Phase, Dance Me This). Le coffret Läther rassemble le travail de plusieurs années refusé par Warner, mais dispatché et publié sous 4 albums sans l’accord de leur propriétaire. Ces trois disques sont déroutants pour les débutants, mais essentiels pour saisir l’essence de sa musique. Ils sont représentatifs du mélange des genres (contemporain, jazz, rock) et des formes (grand orchestre, big band, groupe rock) caractéristique du style Zappa. Ses héritiers ont également soigné la mise en valeur de disques clés de son œuvre. Sous l’appellation Project/Object, de très beaux coffrets les documentent pour le 40e anniversaire de leur première publication. Au programme, principalement des mixages différents et des prises inédites. N’étant pas spécialement friand de ce genre de document, je ne me suis pas plongé dedans.

25 ans de publications posthumes autour de la musique de Frank Zappa

Pourtant, j’affectionne ces œuvres. Zappa n’ayant jamais considéré une œuvre comme définitive, entendre ces différentes étapes de travail prend tout son sens. Zappa enregistrait tous ses concerts. Les admirateurs auront ainsi pu entendre sur scène des formations, souvent transitoires ou éphémères, n’ayant pas été publiées. Par exemple, Wazoo documente la tournée du Big Band Petit Wazoo et Philly 76 permet d’entendre la voix de Lady Bianca au chant, une place quasi exclusivement réservée aux hommes chez Zappa. De son vivant, il avait cependant bien documenté ses prestations scéniques avec la série You Cant’ Do That On Stage Anymore. Avec le temps, je suis retourné aux disques phares tels que Roxy And Elsewhere ou Live In New York plus volontiers qu’à ces nouveaux disques.

ROXY The Movie de Frank Zappa

Les DVD de concert ont plutôt eu ma prédilection. Pour beaucoup, il s’agissait de matériel déjà sorti en VHS ou d’émissions de télévision dont des copies pouvaient se trouver sur les premiers sites de partage en ligne. Chacune de ces vidéos témoigne de la joie qui animait Zappa, de sa rigueur, sa douce folie. Il avait intitulé sa série de six disques dédiée à la scène You Can’t Do That on Stage Anymore. Cette formule colle parfaitement aux images de ses DVD. Zappa était un entertainer né. Peu de musiciens ont un tel charisme sur scène et cette facilité à communiquer/communier avec le public. La sortie des images des concerts au Roxy aura été la grande affaire de ces dernières 25 années. Très attendues par les admirateurs, elles avaient été promises par la famille près de 10 ans avant leur publication. L’un des meilleurs groupes de Zappa y joue ses plus belles partitions dans une ambiance festive et délurée à souhait. Ce témoignage visuel de très haut niveau est une très belle réussite, sans doute la meilleure production pour honorer la musique de Zappa sur ces 25 années.

Zappa a inspiré de nombreux disques d’hommage ou en lien avec sa musique. Le Concert Impromptu a publié un disque en 1997 Prophetic Attitude. Ce quintet à vent donnait à ses relectures une légèreté et une fougue offrant un nouvel éclairage sur les œuvres originales. Sa palette sonore était suffisamment riche pour couvrir le travail sur le timbre dont Zappa use à merveille dans ses compositions. Pour cette raison, leur interprétation de « Peaches en Regalia » demeure une des meilleures à ce jour. Il fut imité en 2000 par l’Ensemble Ambrosius, des Finlandais spécialisés dans l’interprétation sur instruments baroques. Le disque est également réussi. Dans cette approche orchestrale de la musique de Frank Zappa, l’Ensemble Modern (la dernière formation de son vivant) a également proposé des versions inédites d’œuvres créées au Synclavier. Ce synthétiseur a permis dans les années 1980 au compositeur d’entendre ses pièces les plus ardues sans avoir recours à une exécution humaine. Ces nouvelles interprétations sont justement très fidèles et préservent la précision d’exécution de la machine. J’ai passé du temps à écouter alternativement ce disque et les versions originales (notamment sur l’album Jazz From Hell) jusqu’à ne plus savoir qui jouait quoi. Même si je m’étais habitué à la sonorité un brin synthétique du Synclavier, je n’ai pas boudé mon plaisir à l’écoute de ce disque.

Certains des disques de cette chronique

Les jazzmen se sont également emparés des thèmes zappaïens.

Sous nos contrées, j’ai recensé les disques de Furio Di Castri, du collectif LeBocal, de Pierrejean Gaucher, de Bernard Struber et de Stefano Bollani.

J’ai préféré de loin celui du collectif LeBocal constitué de musiciens hauts-savoyards. Ils réussissent à conserver l’humour si présent chez Zappa et surtout à intégrer avec brio des chansons. La voix est tout aussi potache que sur les versions de référence et colle très bien à l’absurdité des textes. LeBocal a pris au pied de la lettre la citation du Moustachu « Jazz is not dead, it just smells funny ».
La démarche de Furio Di Castri doit être mentionnée. Dans son disque Zapping, il combine le monde de deux allumés, Zappa et Thelonious Monk. Les mélodies du premier se frottent aux transgressions harmoniques du second pour proposer des compositions hybrides oscillant d’un univers à l’autre.
Quant a Stefano Bollani, j’ai surtout été scotché par sa reprise du « Let’s Move To Cleveland ». Elle figure sur son disque Småt Småt de 2003 et aurait eu sa place sur son disque hommage Sheik Yer Zappa de 2014. Au piano solo, il signe un petit bijou. La vivacité, la précision de son jeu et sa virtuosité font de ce magnifique thème de Zappa un standard immédiat.

Le plaisir est aussi venu du côté de la scène.
Parmi mes bons souvenirs, je me rappelle un concert du Nasal Retentive Orchestra en 2006. Mené par un grand spécialiste de notre sujet, Christophe Delbrouck, ce groupe a publié plusieurs disques autour de sa musique. Sur scène, il se dégageait une ambiance très festive et très fidèle à l’esprit de Zappa avec un peu de happening (j’ai le souvenir d’un musicien faisant cuire des crêpes) et une belle interaction avec le public. Rien à voir avec l’étape parisienne de la tournée Zappa Plays Zappa avec la relecture à la note près de la musique du père par le fils entouré d’anciens musiciens. J’étais du concert du Zénith et ne m’y attarderai pas puisque le concert ne m’a pas plu. Un mauvais son d’ensemble, une impression de réchauffé et l’absence de charisme chez le fils y ont contribué. Quelques mois plus tard, encore du Zappa, cette fois-ci avec L’Ensemble Intercontemporain sous la baguette de Peter Eötvös et une œuvre monumentale au programme, « Gregory Peccary ». Ces 20 minutes de musique pour grand orchestre sont un florilège de l’écriture zappaïenne, avec ses changements rapides de mélodies et de rythmes, ses collages de styles et ses ritournelles qui répondent à des formes d’écritures contemporaines. Le concert fut très joyeux, la partition donnant la part belle à des passages vocaux débridés et délirants. Les deux chanteurs lyriques surent prendre les bonnes intonations pour garder intacts la verve et les timbres si remarquables de l’original. Après cette année exceptionnelle, d’autres occasions se sont présentées d’écouter ma musique favorite. Notamment en 2014 à Toulouse où Yves Rechsteiner pris le pari audacieux d’interpréter Zappa à l’orgue. Accompagnée d’une batterie et parfois de la guitare de Fred Maurin, cette relecture emporta mon adhésion et, je crois, celle du public venu en nombre. La musique jouée était très proche de l’original. L’orgue, par sa conception permet un jeu très riche sur les timbres et se révèle finalement un bon allié pour la musique de Zappa.

Les livres de cette chronique

Je voudrais terminer cet article en mentionnant quelques livres.
L’autobiographie Zappa par Zappa a été traduite en français en 2000. Elle regorge d’anecdotes caustiques et de détails insolites sur la vie du musicien. Son long parcours dans l’industrie musicale y est raconté avec humour et dérision. Le ton du livre est du même acabit que dans ses chansons et Zappa ne ménage personne (les orchestres, les politiciens, les compagnies de disques). Ce livre est malheureusement épuisé ; une réédition en livre de poche serait la bienvenue. Christophe Delbrouck a de son côté publié une trilogie de référence Frank Zappa et les mères de l’invention (T1)/ FZ et la dînette de chrome/ FZ et l’Amérique parfaite (T3). Les 1500 pages (3 tomes disponibles en poche) narrent dans le moindre détail les faits et gestes de notre héros. Très documentées, très riches, elles ne peuvent avoir laissé les admirateurs sur leur faim. Il nous régale encore une fois avec une nouvelle trilogie : Les extravagantes aventures de Frank Zappa. Le premier tome vient de sortir et sera prochainement chroniqué dans nos colonnes. Guy Darol, autre grand spécialiste du sujet, a lui aussi publié une bibliographie en 2016 intitulé simplement Frank Zappa, Elu par Citizen Jazz. Je souhaite mettre en avant un des précédents livres, Frank Zappa, l’Amérique en déshabillé paru en 2003. Cet essai dissèque ses engagements politiques et ses combats en faveur de la liberté d’expression. Il tisse de nombreux liens entre Zappa et les autres activistes des contre-cultures, donnant à son lecteur l’envie pressante d’aller s’engouffrer dans ces nouvelles directions.

Tenter de résumer 25 ans de production musicale me semble une vaste escroquerie. En quelques pages, j’ai mentionné celles qui ont provoqué mon enthousiasme. Le reste n’est pas à jeter : tous les disques méritent une écoute. L’exploitation de son héritage par feu sa veuve Gail et désormais par ses enfants aura contribué à garder la flamme allumée, abreuvant régulièrement les admirateurs de nouveautés et d’inédits. En ce sens, le résultat aura été assez similaire à ce qui a été fait pour d’autres artistes aux carrières prolifiques. Les relectures ont été nombreuses, prenant des formes diverses. Elles m’ont apporté du plaisir quand elles ont su mettre en avant les éléments caractéristiques de la musique de Zappa : son humour et son travail sur le timbre. Avec le recul, ce furent les révélateurs de ce qui compte pour moi dans sa musique et m’avait séduit il y a 20 ans.

par Jean-François Sciabica // Publié le 2 décembre 2018
P.-S. :

Si je ne devais retenir qu’un seul extrait sonore :