Sur la platine

Actions For Three Jazz Orchestras

Comment une compositions de Penderecki devient une référence en jazz


La composition « Actions For Free Jazz Orchestra » date de 1971. Elle a connu trois déclinaisons entre cette date, 2018 et aujourd’hui. De la Pologne à la Suède en passant par la Norvège, voici l’histoire en trois temps d’une œuvre singulière.

« Actions » est l’un des thèmes marquants de l’histoire du jazz.

Nous sommes en 1971, en Allemagne, au festival de musique moderne, contemporaine de Donaueschingen. Le free-jazz européen est en bonne forme, ses hérauts se partagent la scène, le public répond présent et aucune pandémie n’est là pour nous empêcher d’écouter en rond.

Le cornettiste américain Don Cherry a en fini avec la société raciste américaine, s’est établi en Suède et joue essentiellement en Europe. C’est là qu’il se retrouve à la tête d’un orchestre - monté pour l’occasion - le New Eternal Rhythm Orchestra, à présenter un concert unique et exceptionnel en collaboration avec le compositeur polonais star Krzysztof Penderecki.
Trois compositions, « Humus - The Life Exploring Force » de Cherry, un arrangement du cornettiste sur un air traditionnel indien « Sita Rama Encores », (Don Cherry est dans une recherche avancée sur les musiques de l’Inde et de l’Afrique) et enfin la composition de Penderecki « Actions For Free Jazz Orchestra » qu’il dirige d’ailleurs lors du concert.

Cette appétence de Penderecki pour la forme libre du jazz dans sa composition n’est pas étonnante, lui-même étant de son temps ; sa musique est utilisée par le cinéma et on peut légitimement rapprocher ses compositions d’inspiration religieuse (il écrit Passion, Requiem, Magnificat…) de cette œuvre de création collective « Actions » dont les exécutants sont tous de fervents croyants en la musique libre.

L’œuvre dure 16 minutes 32 et se compose de plusieurs parties, tutti et quelques soli bien secoués. Les accents du jazz sont bien présents, dans la sonorité, l’attaque, l’interaction et Penderecki apporte sa touche, faisant usage de glissandi d’orchestre, de ruptures sonores, de clusters divers. Difficile d’apprécier avec le recul et sur la foi du disque quelle était la part revenant à Penderecki et celle de Don Cherry et ses acolytes. Il faut imaginer que dans l’orchestre, il n’y a quasiment que des musiciens qui sont par ailleurs compositeurs et chefs de leurs orchestres respectifs. Manfred Schoof, Kenny Wheeler, Tomasz Stańko, Paul Rutherford, Albert Mangelsdorff, Gerd Dudek, Peter Brötzmann, Willem Breuker, Gunter Hampel, Fred van Hove, Terje Rypdal, Buschi Niebergall, Peter Warren, Han Bennink et bien entendu Don Cherry. Pas le genre à se laisser mener à la baguette…

Fin de la première période : la genèse, la matrice.


En 2018, le festival Sacrum Profanum de Cracovie commande au Fire ! Orchestra et à Mats Gustafsson une relecture de cette pièce, « Actions For Free Jazz Orchestra » de Penderecki. Il s’agit de partir de la composition originale, la partition, et d’en proposer un nouvel arrangement ancré dans le XXIe siècle. Bien entendu, le Fire ! Orchestra est l’outil idéal pour ce genre de réappropriation. Il faut écouter comment sont traitées les reprises de Chic (« At Last I Am Free » ) ou Robbie Basho (« Blue Crystal Fire ») dans le récent Arrival pour comprendre qu’une œuvre n’est qu’un point de départ pour le saxophoniste et non un but en soi. Le voyage musical est prétexte au dodelinement en cadence. Et Mats Gustafsson a un sens intime du temps et de son balancement.

Aussi, la première mesure de l’arrangeur est de ralentir la pièce. Les cellules mélodico-rythmiques sont étirées dans la longueur, les accords suspendus, les échanges nourris jusqu’à arriver à 40 minutes. L’orchestration du Fire ! pour « Actions » est presque la même que celle du New Eternal Rhythm Orchestra de 1971 [1] et comprend une belle série de musicien.ne.s européen.ne.s de premier plan : Mats Gustafsson, Christer Bothen, Elsa Bergman, Alexander Zethson, Per Johansson, Niklas Barnö, Andreas Werliin, Reine Fiske, Maria Bertel, Susana Santos Silva, Anna Högberg, Torbjörn Zetterberg, Goran Kajfes et Per Åke Holmlander. On y entend une rythmique qui est passée au travers de la pop, du punk, de la new wave, de la techno, etc. ; une façon de mener l’ensemble avec une modernité évidente. Aussi, les arrangements des vents sont-ils plus pointillistes, moins rugueux que ceux de 1971. L’ajout d’un orgue et d’électronique rend également la pièce presque gustafssonienne. Penderecki, qui était encore vivant en 2018, a pu entendre sa composition prendre feu, Actions For Fire Orchestra !

Fin de la deuxième partie : une renaissance.


Hasard du calendrier ? Le label Smalltown Supersound fait renaître la série Smalltown Superjazzz (active entre 2005 et 2012) avec un nouveau nom : Actions For Free Jazz (AFJ-Series).
Aussi, parfaitement assumé, l’héritage de ce concert prend la forme d’une troisième relecture, d’un vinyle Action For Free Jazz, dont les deux faces sont deux pistes fabriquées, éditées et mixées par Lasse Marhaug à partir du catalogue Smalltown Superjazzz. On y retrouve donc, par bribes, par taches, par strates, des extraits qui, collés, mélangés et fusionnés, forment un tout qui fait œuvre. Les extraits viennent des disques du label sur lesquels on retrouve – quelle surprise – Mats Gustafsson, Ingebrigt Håker Flaten, The Thing, Ken Vandermark, Paal Nilssen-Love, Peter Brötzmann (quand on vous dit de lire Citizen Jazz !!), Joe McPhee, Evan Parker et d’autres aventurier.ère.s.

Troisième partie : la postérité, donc.

Il reste à parier sur d’autres essais, d’autres appropriations pour cette œuvre inspirante. Avis aux amateur.trice.s !

par Matthieu Jouan // Publié le 11 avril 2021

[1Un tuba pour un trombone, seule différence.