Chronique

Nicolas Fily

Don Cherry, le petit prince du free

Label / Distribution : Le Mot et le Reste

Cet ouvrage fera date non seulement parce qu’il rend un hommage sincère à Don Cherry disparu en 1995, mais aussi parce qu’il nous replonge dans une époque pas si lointaine où les musiciens n’avaient ni réseaux sociaux ni de quelconques followers. Leur spontanéité était de mise.

Nicolas Fily a su retranscrire brillamment le cheminement sinueux de Don Cherry, musicien attachant qui avait Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry pour livre de chevet [1]. Les pérégrinations se succédant au fil des pages vont des explorations partagées au sein du quartet historique d’Ornette Coleman en compagnie de Charlie Haden et Billy Higgins aux périples planétaires qui identifieront Don Cherry comme un éternel baroudeur. L’auteur n’occulte rien, la chronologie de cette carrière artistique se dévoile scrupuleusement ou plutôt se dévore avec envie.

Des premières années passées dans cette Amérique ségrégationniste, l’auteur décrit les difficultés pour le jeune Don à s’immiscer dans l’univers musical. « Nous nous entraînions pour le gig et puis, au dernier moment, mon père ne me laissait pas y aller. Parfois il a fallu que je ruse pour aller jouer » [2]. Mais c’est bien la rencontre avec Ornette Coleman qui sera la révélation d’une entrée en matière jazzistique d’exception, l’heure est au renouveau et de Something Else enregistré en février et mars 1958 avec l’apport du pianiste Walter Norris à The Art Of Improvisers en mars 1961, ce sont trois années fabuleuses à marquer d’une pierre blanche pour le jeune Don Cherry qui révèlent sa virtuosité mais mieux encore sa poésie unique. S’adapter à la complexité musicale des compositions d’Ornette fait de Don Cherry non seulement son alter ego mais mieux encore son meilleur stimulant.

Les rencontres déterminantes avec Steve Lacy, Sonny Rollins, John Coltrane, Archie Shepp, Albert Ayler, Pharoah Sanders et Gato Barbieri démontrent la capacité d’adaptation du trompettiste ainsi qu’une rare propension à magnifier l’art de ces saxophonistes cyclopéens. Nicolas Fily invite le lecteur à découvrir ces incursions historiques en privilégiant une écriture stylistiquement aérée.

La primordialité de la trilogie Blue Note : Complete Communion, Symphony For Improvisers et Where Is Brooklyn ? resitue l’importance de Don Cherry dans une époque où les nouvelles expériences se succèdent et où les majors s’adaptent en devinant bien que toute forme de classicisme tend à disparaitre. Cette étape sera capitale dans l’art du trompettiste, alors que simultanément se dessinera pour lui une nouvelle existence en Europe avec Moki sa muse suédoise, de son vrai nom Monika Karlsson. Elle réalisera ces fameuses pochettes de disques colorées immédiatement identifiables. On plonge dans l’expérience de l’Organic Music Societies avec la constance de Nicolas Fily qui nous transporte dans la communauté pittoresque du couple Don et Moki. On ressent l’impermanence récurrente qui s’incarne avec des voyages incessants entre l’Europe et les États-Unis, définissant ainsi un aspect particulier du personnage Cherrien.

Avec les élans exploratoires qui lorgnent vers l’Asie ou l’Afrique surgissent alors les pérégrinations d’un Don Cherry se métamorphosant sans cesse, la palette des instruments de musique s’amplifie et la trompette de poche emblématique adopte de nouveaux amis, en particulier le n’goni. C’est alors que la caravane ambulante du voyageur Cherry se propage joyeusement sur tous les continents, avec à la clé des rencontres déterminantes témoignant toutes de l’ouverture d’esprit d’un musicien qui ne s’installe jamais dans un conformisme ambiant.

De Codona au très Colemanien Old And New Dreams se dessinent les amours de Don Cherry pour une musicalité exigeante et empreinte de sensibilité, passant d’un univers à l’autre sans rupture approximative. Nicolas Fily insiste habilement sur la complémentarité apportée par Ed Blackwell, une amitié indéfectible datant du début des années soixante et brisée par la disparition du batteur survenue trois ans avant celle du trompettiste. « Je me demande si Ed Blackwell ne serait pas l’ange gardien de Don Cherry, en même temps qu’il est la pierre angulaire de sa musique » [3].

La multiplicité des rencontres humaines temporelles et extra-temporelles ont fait de Don Cherry LE musicien universel, ici parfaitement ravivé par la plume de Nicolas Fily, grâce à qui un témoignage analytique et rigoureux nous est divulgué dans son excellent livre. Il est bon de souligner que des accompagnements filmiques publiés par YouTube sont successivement annotés en bas de pages par l’auteur, donnant l’envie de se replonger dans des concerts rares.

par Mario Borroni // Publié le 11 juin 2023
P.-S. :

[1Propos d’Alain Gerber, cité par l’auteur en page 9.

[2Propos de Don Cherry, cité par l’auteur en page 17.

[3Propos d’Yves Thébault, cité par l’auteur en page 205.