Chronique

Anne Paceo

Circles Live

Anne Paceo (dms), Leïla Martial (voc), Christophe Panzani (ss, ts), Tony Paeleman (kb).

On commencera par un petit retour en arrière, au mois de janvier 2016, lorsque paraissait Circles chez Laborie. Il ne faisait alors aucun doute qu’Anne Paceo y célébrait la musique qui chante en elle depuis sa plus tendre enfance en Côte d’Ivoire. Ce qu’avait d’ailleurs expliqué cette musicienne voyageuse : « Quand j’écris un nouveau morceau, la première chose qui vient c’est toujours la mélodie. J’écris beaucoup en chantant. Ma musique est souvent reliée à des expériences, des rencontres, des mouvements intérieurs, des endroits qui m’ont marquée. Je raconte des histoires, mes histoires, sans forcément mettre des mots dessus. Pour moi la musique doit avant tout parler aux sens ». Enfant de la batterie, consciente de la nécessité d’incarner chaque note, Anne Paceo a côtoyé la fine fleur du jazz, alignant une série de disques lumineux, avec son trio Triphase ou son quintet Yôkaï, sans oublier une collaboration avec la chanteuse Jeanne Added qu’elle a accompagnée sur scène. En 2016, elle se présentait entourée d’une équipe renouvelée – un cercle, donc – dont la composition ne devait rien au hasard. Car pour créer une musique qui se révèle un tant soit peu ensorcelée, ce qui est son désir profond, il faut savoir trouver les lutins magiciens qui sauront la servir.

En 2017, ce groupe se retrouvait sur la scène du festival Jazz sous les Pommiers, dans une formule légèrement remaniée qu’on découvre aujourd’hui avec Circles Live, un enregistrement disponible au format numérique sur le nouveau label d’Anne Paceo, Jusqu’à la Nuit. Aux claviers, Tony Paeleman, musicien dont l’hyperactivité n’aura échappé à personne et qui, plus que jamais, peut être présenté comme un « ingénieux du son », ainsi qu’en témoigne son récent The Fuse. Bien plus qu’un instrumentiste, le pianiste fait partie des architectes ès textures capables à eux-seuls de définir des climats changeants. Du haut de ses claviers, il est un metteur en espace qui doit aussi parfois se substituer à un bassiste. C’est une présence forte aux côtés de la batteuse. La voix de Leïla Martial, qui se qualifie volontiers de « chanteuse tout terrain », est une source d’attraction sans équivalent : mutine, ludique et virevoltante, elle est une autre âme voyageuse d’un quatuor dont le cap est certes fixé par Anne Paceo, mais sans que celle-ci donne l’impression d’imposer une direction. Leïla Martial est bien plus qu’une chanteuse. La voix est son instrument, dont elle joue et se joue, tantôt aérienne et solaire, tantôt source d’un langage inconnu ou d’un flow hip hop qu’elle libère avec une énergie mise au service du collectif. Elle est un univers, une scatteuse de ses petites folies. Ajoutez maintenant Christophe Panzani (qui a remplacé Émile Parisien), un saxophoniste proche de Tony Paeleman avec lequel il travaille depuis longtemps, un musicien dont le lyrisme irradie Circles (on signalera en passant qu’il fut membre du Big Band de Carla Bley). Se présentant volontiers en passeur, comme en attestent ses Correspondances, il est aussi un musicien en quête de fusion avec la voix de Leïla Martial, ce qui lui avait valu un beau jour cette remarque : « Je cherche à coller ma bouche à la sienne » avant de préciser qu’il parlait bien de musique ! Leurs unissons et leur conversation sont la sève d’un plaisir acidulé dont on ne se lasse pas.

Du beau monde donc, une parité hommes-femmes respectée, de vraies amitiés et au-delà de ces constats humains, le sentiment d’une plénitude révélée par une musique ouverte à d’autres univers artistiques que le jazz stricto sensu. Anne Paceo œuvre en effet à l’élaboration d’un langage mondialiste, survolant les continents, capable de concilier rigueur et exigence, avec cette ivresse légère qu’on rencontre d’ordinaire plutôt du côté d’une pop music mélodieuse et vitaminée, mais jamais synonyme de superficialité ni d’abandon aux diktats des modes. Circles Live, tout comme l’album de 2016 auquel il emprunte son répertoire, est un disque émerveillé, un périple pétillant de joie. Sa poésie est enflammée par la complicité entre des protagonistes qui peuvent compter les uns sur les autres et pourtant ne s’en laissent pas conter. Une grosse demi-heure, pas plus certes, mais de bien belles joutes entre ces quatre-là, des idées qui fusent, ces fameux unissons aussi, qui ne disent rien d’autre que l’exultation et l’amour de la scène. Avec ses neuf minutes magnétiques, une composition telle que « Tzigane » est le meilleur exemple de cette symbiose créative, inouïe au sens premier du mot. À l’écoute de cette incursion live au(x) pays d’Anne Paceo, on vit pleinement le travail d’un groupe solidaire – la batteuse est un leader non dominant, son drumming entêtant n’est jamais invasif – et l’élaboration de formes inédites visant à notre enchantement. Dans un monde qui ne le pratique plus guère, c’est un beau cadeau.