Chronique

Karl Jannuska

Duality

Karl Jannuska (dms, perc, prog), Cynthia Abraham (voc), Tony Paeleman (p, kb), Christophe Panzani (ts, fl, cl), Pierre Perchaud (g) + Guilaume Latil (cello), Meta (voc), Sofie Sörman (voc), Nicolas Martynciow (vib).

Label / Distribution : Shed Music

Ce disque n’est pas une surprise, mais plutôt une réalisation. On avait compris depuis quelque temps qu’en Karl Jannuska le batteur, vivait un mélodiste désireux de faire coexister dans sa musique toutes celles qui l’habitent, sans œillères ni préjugés. Le jazz bien sûr – et de belles références où se côtoient Ornette Coleman et Thelonious Monk – mais un jazz qui aime se frotter aux séductions d’une « pop » haut de gamme, faisant de sa part l’objet de toutes les attentions. Car le Franco-canadien est aussi un amoureux de la mélodie, du beau son et du travail soigné, ce que l’écoute de ses deux précédents disques en leader avait révélé : Midseason (2016) et On The Brighter Side (2018), ce dernier étant déjà marqué par la présence de la voix aérienne de Cynthia Abraham, qu’on retrouve en action aujourd’hui sur Duality.

Dans l’entretien que Karl Jannuska a récemment accordé à Citizen Jazz, on apprend que le titre de ce nouveau disque enregistré avec ses précieux camarades de Watershed (Tony Paeleman, Christophe Panzani et Pierre Perchaud) ne doit rien au hasard : « Récemment, j’ai découvert que Janus - racine de mon nom de famille - était un dieu romain aux deux visages qui regarde en arrière et vers le futur simultanément. Mon morceau « Duality », qui donne son titre à l’album, parle de lui. Sans vouloir écrire la musique autour de ce thème, quand j’ai rassemblé mes compositions pour cet album, j’ai constaté qu’il était présent dans quasiment tous mes morceaux ». Comprendre l’histoire et le passé pour mieux dessiner l’avenir ; allier une certaine légèreté à une forme sous-jacente de gravité ; parler en droite ligne du cœur sans pour autant renoncer à une réelle sophistication de la forme musicale ; savoir que l’individu n’existe qu’en tant que partie d’un grand ensemble.

Duality dit un peu tout cela, sous la forme de onze miniatures élégantes et peaufinées avec un soin qu’on qualifiera volontiers d’amoureux, entre musiciens qui se connaissent sur le bout des doigts. Parfois en longeant les rivages du rock (« Smoke And Mirrors ») ou d’une musique aux accents répétitifs (« Help Is On Its Way » et la guitare enluminée de Pierre Perchaud), mais toujours portées par un chant profond. Quelques comparses sont venus çà et là apporter leur concours (tel Guillaume Latil au violoncelle sur « Miracles » ou l’amie Sofie Sörman au chant), rehaussant des couleurs d’ensemble pourtant déjà vives. Les interventions de Christophe Panzani au saxophone (et parfois à la clarinette) se présentent ici comme autant d’ouvertures possibles vers l’univers plus libre d’un jazz qui ne résisterait pas à l’attrait de quelques traitements sonores où la patte de Tony Paeleman le designer est déterminante (« Duality », « Some of Us »). Car Duality, il faut le souligner, est au bout du compte un disque très contemporain, conçu par un musicien en prise directe avec les réalités de notre monde technologique, dont il connaît aussi les risques (« On est en train de perdre notre capacité de concentration. J’en suis moi-même affecté »). Cette conscience aiguisée de ce que nous traversons tous nourrit une musique personnelle à laquelle on s’attache très vite. Sans doute, aussi, parce qu’elle est un peu notre miroir.