Entretien

Ariel Bart, le temps du silence

Rencontre avec l’harmoniciste israélienne à l’occasion de la sortie de son disque.

© Erez Harodi

A la tête d’un trio violoncelle, piano et harmonica, la musicienne, compositrice israélienne Ariel Bart parcourt les scènes et les festivals de jazz. Son deuxième disque Documentaries est sorti récemment et rassemblait six musicien.ne.s de la scène jazz d’Israël, de plus en plus active.
Désormais intéressée par les échanges transdisciplinaires, la jeune artiste se livre sur son parcours et ses choix musicaux.
Une musicienne qui a tout le temps devant elle !

Ariel Bart © Gabriel Baharlia

- Compte tenu de votre formation en jazz, avez-vous le sentiment d’appartenir à la scène jazz américaine ? Si non, à laquelle ?

J’ai passé un super moment à préparer ma licence à New York. J’ai beaucoup appris de la diversité de la scène du jazz là-bas, et surtout de la mentalité locale concernant les exigences pour devenir un musicien professionnel et le rôle de l’autodiscipline. J’essaie d’apporter cette attitude « New York Jazz » partout où je vais.
Musicalement, je suis davantage inspirée par les musiciens de jazz européens. Et le « jazz européen », dans son essence, est également lié à la musique classique occidentale (harmonies, orchestration, etc.). J’ai l’impression que ma musique représente la liberté et les émotions « organisées », et je pense qu’elle est plus liée à la scène européenne.

- Vous avez joué avec William Parker et Andrew Cyrille, quel était le contexte ? En quoi consiste le free jazz total pour vous ?

J’ai pu étudier avec William Parker à New York, et il m’a invitée à jouer quelques concerts avec lui, puis à enregistrer deux albums dans le cadre de son projet Migration of Silence Into and Out of The Tone World. Cela a été une expérience très spéciale pour moi, une configuration et des préparatifs différents de ceux auxquels j’étais habituée. J’ai beaucoup appris sur l’exploration du son de mon instrument et sur la communication avec d’autres musiciens en temps réel.
Lors d’un de mes concerts avec William, j’ai rencontré le tromboniste Steve Swell, qui m’a invitée à jouer sur son disque avec Andrew Cyrille.
Je pense que ces deux expériences m’ont contrainte à repousser mes limites en tant que musicienne et à garder l’esprit ouvert aux changements à tout moment ; je suis convaincue que c’est cela, le « free jazz ».

- Mais même si votre musique est écrite et composée, votre jeu ressemble à de l’improvisation libre. C’est lié au thème du silence. Vous sentez-vous plus à l’aise avec les partitions et les motifs ou aimez-vous jouer « vraiment librement » de temps en temps ?

Quelque chose comme ça. Je suis généralement plus à l’aise pour jouer sur une certaine forme (des accords ou un motif rythmique) si elle n’est pas trop dense et si j’ai l’espace pour explorer différentes directions. J’aime aussi jouer « très librement » parfois, mais j’ai besoin de me sentir à l’aise dans la salle pour le faire.
Dans les deux situations, cela dépend vraiment de ma connexion avec les autres musiciens. Si nous avons une bonne communication, même dans les moments « vraiment libres », je vais créer des motifs et des variations sur place.

Ariel Bart © Peter Vit

- Jouer de l’harmonica dans le jazz, c’est se confronter à la figure de Toots Thielemans. Avez-vous « tué le père » ? Quelle est votre position par rapport à son héritage ?

Toots était un joueur extraordinaire, avec un style très spécifique. Il a été le seul pendant très longtemps, alors évidemment, c’est le seul qui vient à l’esprit quand on parle d’harmonica. J’entends encore parfois des gens qui ne croient pas qu’il s’agit d’un instrument valable et pas seulement d’un « jouet », mais en général, les gens sont maintenant plus familiers avec l’instrument et ses capacités, et c’est Toots qui a apporté ce changement.

- Toots est comme Coltrane pour le ténor ou Bird pour l’alto, etc. Il ne s’agit pas de comparer vos styles, il s’agit de la connexion entre vous.

J’ai beaucoup appris de Toots, mais je pense que mon son est assez différent du sien, et j’ai une approche différente de l’instrument. Donc honnêtement, je ne sais pas si c’est bien que les gens nous associent constamment dans la même phrase :)

- Quelles sont/étaient vos principales influences, vos modèles, dans l’harmonica jazz ?

Stevie Wonder est sans aucun doute mon modèle depuis que je suis enfant. Il n’est pas un musicien de jazz par définition, mais il est certainement l’un des meilleurs joueurs d’harmonica que j’aie jamais entendus. Il a le plus de groove et d’âme dans son jeu.
Naturellement, comme il n’y a pas beaucoup d’harmonicistes en général, mes plus grandes inspirations ne sont pas des harmonicistes. Principalement des pianistes et des trompettistes (Keith Jarrett, Arve Henriksen, Aaron Parks, Kenny Wheeler, etc).

En ce qui concerne l’harmonica, je pensais que, quelle que soit la qualité de mon jeu, les autres musiciens préféreront toujours travailler avec un trompettiste ou un saxophoniste.


- Pour un auditeur comme moi, il est évident que vous êtes loin du style de Toots et je pense que vous avez déjà une grande maturité dans votre jeu, particulièrement avec les silences. Que signifie le silence pour vous dans la musique ?

C’est une grande question pour moi. Quand j’étais au lycée et que j’ai commencé à jouer plus sérieusement, le seul commentaire que j’ai entendu était que je ne respirais pas assez, que je ne faisais pas de pauses entre mes phrases et que j’y allais trop fort, trop vite tout le temps. J’ai mis du temps à maîtriser cela. Aujourd’hui, je vois les silences comme une partie intégrante d’un ensemble, comme la fin d’une phrase ou le début de la prochaine mélodie. Ils ne sont pas séparés de la musique, ils en font partie. Les silences m’aident à créer une tension, me donnent le temps de construire mes idées, et donnent au public et à moi-même la possibilité de traiter ce qu’ils viennent d’entendre avant de passer à autre chose.

- Avez-vous rencontré des problèmes en tant que femme musicienne et/ou en jouant de l’harmonica dans le jazz ?

Le fait d’être une femme dans le milieu de la musique ne me posait aucun problème, mais je me suis rendu compte que, comme je fais cela depuis mon plus jeune âge, je me suis habituée à être entourée principalement d’hommes. Je me demande alors comment cela a inconsciemment affecté mon style vestimentaire, mon sens de l’humour, mon langage corporel, etc. Ce n’est que depuis quelques années que je remarque comme il est rare que je ne sois plus la seule femme dans la pièce.

En ce qui concerne l’harmonica, je pensais que, quelle que soit la qualité de mon jeu, les autres musiciens préféreront toujours travailler avec un trompettiste ou un saxophoniste. Parce qu’ils ne connaissent pas l’harmonica et qu’ils ne l’envisagent pas comme une option. J’étais donc un peu inquiète à ce sujet.
Pour être honnête, l’harmonica n’est pas un instrument super développé, et j’avais l’impression que ses capacités étaient assez limitées. Cela a changé quand j’ai compris que j’avais la possibilité de créer quelque chose de nouveau. Je peux explorer sans aucune limite et « faire passer le message ».

- D’ailleurs, y a-t-il une famille d’harmonicas que vous pourriez jouer (comme le soprano, l’alto, le ténor, le baryton pour le sax) pour ajouter de nouveaux sons et de nouvelles possibilités ? De quel type d’harmonica jouez-vous ? Quelle est sa gamme, sa marque, son histoire ?

Il existe de nombreux types d’harmonica, y compris les diatoniques (que l’on utilise principalement pour le blues et la musique country), les basses, les accords, etc., mais j’utilise principalement l’harmonica solo chromatique avec 4 octaves - 2 en dessous du do central et 2 au-dessus. C’est une gamme assez large pour un instrument à vent.
L’harmonica est né en Europe occidentale et s’est développé en Allemagne mais j’utilise la marque japonaise, Suzuki.

Ariel Bart © Peter Vit

- Comment avez-vous fait face à la pandémie et aux confinements ?

Je suis revenue de New York en Israël à cause de la pandémie, alors au début, j’ai juste essayé d’organiser ma vie. C’était une période d’observation et d’auto-exploration. Sur le plan musical, mon ambition était à son maximum. J’ai enregistré mon premier album In Between juste après le premier confinement et j’ai écrit toute la musique de Documentaries assez rapidement après.
Étant isolée, je regardais beaucoup de documentaires sur la société, le comportement des êtres humains et le cerveau, et cela m’a aidée et inspirée pour organiser mes propres pensées et en traduire certaines en musique.

- Beaucoup de musicien.ne.s israélien.ne.s sont rentré.e.s chez elleux à cause de la pandémie. Qu’est-il arrivé alors à la scène du jazz là-bas ?

La scène en Israël est comme une petite communauté : nous nous connaissons tous dans une certaine mesure et pour moi, la pandémie a été une période où tous mes amis proches se trouvaient au même endroit au même moment, ce qui est rare, et nous en avons profité au maximum. Il se passait beaucoup de choses - de nombreux musiciens ont enregistré leur musique à cette époque (comme moi), et en fait, de nombreux groupes et projets n’auraient pas vu le jour sans la pandémie qui a réuni certaines personnes au même endroit.

L’effet est toujours là, parce que beaucoup de gens qui n’étaient pas là avant ont décidé de rester en Israël pour l’instant, donc la scène grandit et se développe constamment. Je pense que la plupart des musiciens de jazz en Israël ont passé un certain temps à l’étranger au cours de leur carrière, et pendant la pandémie, nous avons pu apporter à la scène locale ce que nous avons appris à l’extérieur.

mon inspiration vient des trios de piano de jazz, des groupes du Moyen-Orient et de la musique classique


- Vous êtes en tournée en Europe et vous avez beaucoup de concerts en France, ce qui est inhabituel pour des musicien.ne.s étranger.e.s (la France est plutôt un territoire réservé). Que pensez-vous de la France et du public français ?

J’ai toujours été attirée par la scène musicale française, qui, vue de l’extérieur, semble très diverse. En 2022, j’ai eu l’occasion de donner quelques concerts en France avec mon trio, et le public a été super accueillant et chaleureux à chaque fois. De mon point de vue, l’histoire a créé un beau mélange de musiciens en France. Beaucoup de musiciens qui sont venus d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient en France ont créé un son qui combine ce monde musical Est-Ouest.

- Quels sont vos projets à venir ?

Je me concentre actuellement sur mon trio, avec lequel je suis en tournée en Europe. Harmonica, violoncelle et piano. C’est une configuration très intime. Nous avons joué de plus en plus de concerts cette année, et avec le temps, je pense que nous découvrons ensemble la flexibilité de ce format. Je suis très enthousiaste à l’idée de continuer à travailler sur ce projet dans un avenir proche. En outre, je compose de la nouvelle musique et j’explore certaines options pour la combiner avec de l’art visuel ou vidéo.

- Cela ressemble à de la musique de chambre classique. Vous êtes-vous inspirée de Schubert, Schumann ou d’un autre compositeur pour écrire pour un trio ?

Je ne peux pas dire que je sois spécifiquement inspirée par un compositeur classique (peut-être Debussy). C’est plus complexe pour moi - mon inspiration pour le trio vient des trios de piano de jazz en termes d’énergie, de liberté et de son, et des groupes du Moyen-Orient (principalement turcs) en termes d’orchestration et de la musique classique en termes d’harmonies et de mélodies comme noyau de la musique.