Arnaud Rouanet : Denis, Egberto, Antoinette et les autres
Rencontre avec le saxophoniste Arnaud Rouanet au sujet d’Antoinette Trio et de la Compagnie 3x2+1
Nous avons dressé le portrait d’Arnaud Rouanet ici même dernièrement. Musicien originaire de Bordeaux installé aujourd’hui dans l’Aude, son envie de musique et sa soif d’inscrire les arts dans une démarche sociétale globale en font un personnage attachant qui a l’intelligence de ne pas rester centré sur lui-même. Depuis quelques années, il évolue au sein de la formation Antoinette Trio. Appuyé sur la Compagnie 3x2+1, les projets et les pistes de réflexion ne manquent pas. A commencer par la sortie du nouveau disque du groupe.
- Arnaud Rouanet
- Depuis quand existe le trio Antoinette et qui en est à l’origine ?
Antoinette est née en 2015, du lien entre Julie Audouin (flûtes et claviers), Tony Leite (guitares sèche et portugaise) et moi-même, Arnaud Rouanet (clarinettes basses, Bb et doubles, saxophones et percussions) nous sommes rencontrés au sein de la Cie 3db que j’avais créé autour du Trio d’en bas, il y a 10 ans.
Avec Tony, nous nous connaissons depuis le début des années 90 à Bordeaux. Ce qui fait près de 30 ans de musique ensemble, quasiment sans discontinuer. De Zappa à l’improvisation, du théâtre à des actions dites « culturelles », nous avons traversé plus d’un quart de siècle artistique. Tout cela crée de belles affinités !
Avant le commencement d’Antoinette, Julie et Tony ont travaillé ensemble des pièces classiques, en duo. Puis je suis arrivé pour jouer les lignes de basse. Antoinette est créé. Le nom du groupe « Antoinette » est évidemment un secret, il n’est dévoilé que lors des concerts du groupe !
Avec Julie, nous avons des liens qui ne sont pas seulement artistiques puisque nous avons créé La Compagnie 3x2+1 en 2015 avec des membres du bureau (qui sont eux aussi deux amis proches). Cette structure associative administre les créations et la diffusion d’Antoinette Trio.
- Comment travaillez-vous ? Chacun est-il, peut-il être force de proposition ?
Oui, nous portons chacun des compositions pour chaque création de la Compagnie. Pour Antoinette, par exemple, nous avions commencé un travail sur la lusophonie (l’ensemble des cultures lusophones) d’où notre rapprochement avec Egberto Gismonti. Nous avons ensuite souhaité nous libérer de ces esthétiques et avons travaillé sur le concept de créolisation du penseur Édouard Glissant.
La création est le fruit de ce qu’apporte chaque individu par son parcours, sa personnalité, sa vision artistique. Il n’y a donc pas, à proprement parler, de leader. Nous parions plus volontiers sur la notion collective de la gestion du groupe. C’est aussi une raison du nom Antoinette, ce prénom féminin assez énigmatique et plutôt singulier comme nom de groupe dans le milieu du jazz. Personne ne le porte dans le trio, Antoinette représente l’entité globale.
Cette notion collective est très riche. Nous travaillons sur le principe d’intelligence collective, avec cette idée, comme le dit Glissant, de créer de l’inattendu et de l’imprévisible.
- Comment avez-vous rencontré Denis Badault ?
J’ai travaillé avec Denis Badault pour le premier disque du Trio d’en bas, en 2012. Il nous avait proposé des arrangements et des pistes d’improvisation très intéressantes. De son côté, Julie avait rencontré Denis lors de son Diplôme d’État à Toulouse en 2001. Ses méthodes de travail ne lui étaient donc pas étrangères.
Nous avons sollicité son écoute extérieure pour les deux disques de la Compagnie : Antoinette Trio (2016) et Todo Mundo (2018) avec Teofilo Chantre. Nous avons travaillé le son du groupe, des approches d’improvisation, la conscience collective de la musique, ces éléments indispensables qui, venant d’une tierce personne, nous aident à avancer.
D’autre part, si nous avons choisi de collaborer avec lui sur cette musique, c’est que lui et Gismonti sont liés par une approche commune, celle de la musique dite « savante », avec une large place offerte notamment, à la musique de Ravel, Debussy et les compositeurs du début du XXe siècle. Ils ont de surcroît, tous les deux, une sens de l’improvisation et un lien fort avec le rythme quelles que soient les esthétiques.
- Comment avez vous travaillé ensemble ?
Nous lui avons proposé un panel de compositions d’Egberto et avons écrit également des compositions personnelles inspirées de son univers. Les arrangements ont été fait sur du long terme. Nous avons essayé de nombreuses pistes d’approche pour travailler cette musique. Chacun s’est investi dans l’instrument et dans la notion de collectif. Nous sommes très satisfaits du résultat car, encore une fois, c’est très différent du travail que nous menons dans les autres créations. La sortie officielle du disque Rhizomes se fera le 28 mai chez Inouïe Distribution. C’est une date importante pour nous !
Pourriez-vous nous présenter Egberto Gismonti ? Pourquoi lui plutôt qu’un autre ?
Egberto Gismonti est un musicien que nous avons énormément écouté, Tony et moi, depuis très longtemps. Tony a été bercé par la musique brésilienne et Egberto est un compositeur incontournable en la matière. Ses œuvres sont profondément marquées par la diversité de cette culture. De plus, son approche guitaristique est unique.
De mon côté, j’ai d’abord accédé à Gismonti sous l’angle du jazz, par le trio qu’il formait avec Charlie Haden et Jan Garbarek dans les années 80. Cette approche sans batteur, avec malgré tout un merveilleux rapport au rythme et à la musique écrite comme improvisée, en fait un trio très riche et d’une cohérence incroyable !
Il y a cinq ans, j’ai sollicité directement Egberto pour lui demander son accord afin de reprendre deux de ses compositions, « Loro » et « Karaté », présentes sur notre premier disque. Il m’a répondu instantanément et après avoir écouté nos versions, réjoui, il nous a proposé d’arranger quelques parties en nous envoyant de nouvelles partitions de ces morceaux.
De fil en aiguille, nous avons échangé sur la musique, la sienne et celles des autres, puis sur des questions sociétales, ce qu’il vit actuellement sous le gouvernement Bolsonaro, la gestion catastrophique de la pandémie au Brésil. Un lien amical est né entre nous.
Je lui ai ensuite fait part de notre volonté de travailler sur sa musique avec Denis en lui proposant de nous rejoindre par la suite. Là aussi, il a immédiatement accepté !
- Arnaud Rouanet © Frank Bigotte
- A-t-il entendu le résultat ?
Oui, il a pris le temps d’écouter Rhizomes, et en est très heureux. Je me permets de citer un extrait d’un de ses mails : 1. Le dévouement de chacun de vous en tant que gardien de l’expression de la liberté, est beau. En tant que compositeur, je peux dire que c’est réconfortant. 2. La qualité d’instrumentiste de chacun de vous est très claire et transparente, malgré l’absence de démonstrations techniques inutiles. 3. La fidélité de chacun aux arrangements (ou aux histoires qui étaient la traduction de la compréhension de la musique) est tout à fait unique - même en groupes de chambre, en petits groupes. Félicitations.
- Et maintenant ?
Nous avons convenu de travailler ensemble sur Canopée. Canopée est la nouvelle création de la Compagnie 3x2+1, prévue pour 2022. Nous allons échanger sur de nouvelles compositions et poursuivre le travail mené sur Rhizomes. Une résidence de création est prévue avec Egberto au Rocher de Palmer, près de Bordeaux, et une tournée se profile. Initialement prévue pour 2021, cette tournée se fera, sous réserve de la fin de la pandémie, notamment au Brésil où la situation est catastrophique, au printemps 2022.
Nos partenaires actuels, la Région Occitanie, le département de l’Aude et l’Iddac 33 nous aident sur cette création et cette tournée réunit pour l’instant l’Astrada de Marciac, le Cratère-Scène nationale d’Alès, et d’autres en cours…
Pour finir, concernant les perspectives d’Antoinette, le prochain répertoire sera créé sous l’écoute aguerrie d’Andy Emler. Les premières résidences auront lieu à l’été 2021, et le nouveau répertoire devrait voir le jour à l’automne 2021. Nous attendons impatiemment de meilleures conditions pour pouvoir créer et diffuser notre travail. La situation de la culture devient très critique.