Chronique

Wadada Leo Smith

The Emerald Duets

Wadada Leo Smith (tp, p), Pheeroan akLaff (dms), Andrew Cyrille (dms), Han Bennink (dms), Jack DeJohnette (p, dms)

Label / Distribution : Tum Records

C’est un formidable document que nous propose le label finlandais Tum Records, pleinement investi depuis l’année dernière dans la célébration du quatre-vingtième anniversaire de Wadada Leo Smith (WLS). On pensait, avec les sorties précédentes et notamment celle qui avait conduit à notre interview, que le tour avait été fait, avec force détails ; mais cela aurait signifié que la discographie, comme les envies du trompettiste, pouvait connaître la finitude. Grave erreur, puisqu’au moins un pan de son travail n’avait pas été directement évoqué : sa relation au rythme, et plus spécifiquement aux batteurs. Certes, on avait pu louer sa complicité avec Jack deJohnette dans A Love Sonnet For Billie Holiday. Mais c’est bien la relation duale, celle qui l’a animé auprès de Gunter « Baby » Sommer, Wisdom in Time notamment, qui est la plus sensible. Avec The Emerald Duets, ce sont quatre batteurs en cinq disques qui se plient à l’exercice. Et comme le meilleur des banquets, on pense dans un premier temps que c’est démesuré avant de finir repu.

Les batteurs représentent une sorte de ligne de crête de la carrière de WLS. On commence presque naturellement par Pheeroan akLaff, qui fut le batteur de son New Dalta Akhri, et dont on connaît la musicalité et l’économie de gestes : dans « The Uyghur in Xingjian, China », la trompette navigue entre les éclats d’un blues profond qu’akLaff ponctue de quelques effleurement de tambours ou d’une lointaine mitraille de cymbales. Litanies, Prayers & Meditations, premier disque de ce coffret, est la face plus mystique de la musique de WLS, une ouverture sur une œuvre plus intérieure, qui ne cède rien de son implication politique. En témoigne « The Patriot Act... », plage de colère que l’on trouvera à trois reprises dans ce coffret avec des batteurs différents. Notamment avec Andrew Cyrille, qui offre certainement sa version la plus tendue. Le jeu de Cyrille, ancien du Liberation Music Orchestra, permet à WLS de changer totalement son approche, laissant la rage embraser sa trompette. Avec « Donald Ayler : The Master of Sound and Energy Forms », on touche le point de fusion de cet exercice, avec l’un de ces portraits qui constellent Havana, Cuba, un des trésors de ce coffret.

Le vrai sujet d’Emerald Duets, ce sont clairement les batteurs. Quels que soient ses compagnons, Wadada Leo Smith s’adapte à leur grammaire, triangule son jeu en fonction de leur propre rapport au rythme ; une pulsation perçue comme une entité brute, un matériau qui, de solide à gazeux, se travaille différemment en fonction de l’outil. Ainsi, dans le beau Mysterious Sonic Fields, avec Han Bennink comme alter ego, WLS nous emmène encore ailleurs. En Europe évidemment, tant l’approche de « Albert Einstein : Particles of Light, a Study in Perception » capte certaines accentuations de la musique improvisée européenne. Mais une jeune Europe du jazz qui reviendrait sur le vieux continent de cette musique, voire sur ces racines africaines. Si Mysterious Sonic Fields est au centre du coffret, c’est parce qu’il pioche dans l’humus nourricier, dans la force des tambours du brillant « The Call : A Duet Between Joseph « King » Oliver & Jerry Roll Morton ». Une rencontre au sommet dans une chaîne de haute montagne dont le pic, la dent, serait les deux derniers albums, ceux avec le complice de toujours, Jack DeJohnette. Passons vite sur Paradise : The Gardens & Fountains, feu d’artifice final dont le titre à lui seul est une fidèle description pour s’attacher à Freedom Summer, The Legacy. Ce disque est une incarnation de la quiétude et de la douceur ; Dans « Sandalwood and Sage », on retrouve d’abord DeJohnette au piano, seul batteur à passer derrière le clavier quand WLS l’utilise dans chaque rencontre. Certes, on retrouve « The Patriot Act... », car la quiétude n’existe que si la colère la contrebalance, mais tout le reste de ce quatrième disque est d’une volupté solaire. Un régal parmi d’autres dans ce roboratif coffret.