Scènes

Le joli mois de mai manceau

Compte rendu du final de l’Europa Jazz les mercredi 2 et jeudi 3 mai 2018.


Trente-neuvième édition pour le festival de la cité mancelle. Étendue sur plusieurs semaines durant lesquelles plusieurs milliers de spectateurs assistent à des concerts aux esthétiques variées, parfois radicales, avec une gourmandise jamais démentie, l’Europa Jazz se clôt avec un final sur trois lieux : la Collégiale Saint-Pierre-La-Cour, La Fonderie et l’Abbaye de l’Epau. De quoi associer l’Histoire (avec un grand H) à cet art de l’instant qu’est la musique et raconter des histoires (avec un petit h mais tellement universelles) dans l’écrin de la grande. Cette année Citizen Jazz fait l’ouverture de la fermeture, les mercredi 2 et jeudi 3.

Regarder le photo reportage du festival

Paul Rogers & Beñat Achiary - 12h. Collégiale Saint-Pierre-La-Cour
Paul Rogers : contrebasse / Beñat Achiary : voix

Les concerts du midi sont toujours pleins. La salle voûtée de la Collégiale Saint-Pierre-La-Cour a vu défiler nombre de rencontres improvisées toujours acoustiques qui font la saveur de cette pause méridienne (Quatuor Machaut, Théo Ceccaldi et Bruno Chevillon l’année dernière, Vincent Courtois et Dominique Pifarély ou encore Daunik Lazro et François Corneloup voici deux ans, etc.). Rien à jeter, l’endroit est propice à l’inspiration autant qu’à la respiration, certainement l’âme du festival, son cœur qui bat. Aujourd’hui ce sont Paul Rogers et à la basse et Beñat Achiary à la voix.

L’instrument de Roger appelle tous les regards. Confectionnée sur mesure, peu bombée, sans éclisses, sa caisse évoque à l’œil comme à l’ouïe la viole de gambe. De fait, à l’archet, le contrebassiste lui donne les atours d’une musique hors les âges. Son grain rassurant emplit la salle de pierre et entonne des mélodies lointaines sans mélancolie. Beñat Achiary est à nu, sans l’artifice du micro qui amplifie autant qu’il travestit. Il est le contraste, les pics aériens ou les profondeurs qu’il fait gronder lorsque l’instant l’impose. Les deux improvisateurs se connaissent sans obligatoirement se fréquenter (un duo également au Mans il y a quelques années) mais parcourent les mêmes territoires de l’imprévisible avec un soin identique porté à l’art comme expression d’une vérité de l’existence. Le public est conquis, le festival est ouvert.

nOx.3 & Linda Oláh - 17h, la Fonderie
Rémi Fox : saxophone / Linda Oláh : voix / Matthieu Naulleau : piano / Nicolas Fox : batterie

Lauréat 2017 de Jazz Migration, le trio Nox.3 est composé des frères Fox (Rémi, saxophone et Nicolas, batterie) et du piano de Matthieu Naulleau. La chanteuse suédoise Linda Oláh est une invitée permanente et transforme le trio en quartet. Retraitant en temps réel chacun de leurs instruments, les quatre inventent une musique axée sur la progression de couches qui gonflent et grimpent à la verticale. La chanteuse glisse dessus en longues nappes modulées. Un défaut dans la dramaturgie du set oblige dès le départ le spectateur à s’investir dans le (trop) long premier titre. L’attention s’égare sans parvenir à raccrocher les wagons d’un train. Seul le titre de fin laisse entendre le toucher délicat du pianiste.

Paul Rogers & Beñat Achiary, photo Michel Laborde

Craig Taborn Quartet - 20h, Abbaye de l’Epau
Chris Speed : saxophone ténor / Craig Taborn : piano, Fender Rhodes / Chris Lightcap : contrebasse / Dave King : batterie.

Soirée 100% américaine. Après un détour au Magic Mirror (chapiteau de bois avec buvette et bal musette), place à deux formations mastodontes. Bien sûr, les nécessités de la starification imposent que Bill Frisell joue en second, tête d’affiche oblige, même l’inverse aurait été de meilleur aloi et musicalement plus logique.

Craig Taborn vient avec son groupe défendre le disque Daylight Ghosts (paru chez ECM). Chris Lightcap tient la contrebasse, grande gigue qui ne bouge pas de son tempo, et joue également de la basse électrique sur certains titres. Il est doublé dans la rythmique par un Dave King aussi enthousiaste que moteur. Auprès du pianiste, les trois proposent une sorte d’organisme vivant, à la fois souple et hargneux qui prend toute la dimension du Dortoir des Moines où se tient le concert. A l’intérieur de ce magma, le saxophone de Chris Speed, personnage menu caché sous une grande casquette, se fraie un chemin avec une insistance qui lui fait remporter cette première partie. Dans une seconde partie, le piano cérébral de Taborn prend plus de place sans jamais imposer sa voix, actionnant une dynamique composite entre les membres de sa formation.

Bill Frisell & Thomas Morgan , 22h - Abbaye de l’Epau
Bill Frisell : guitare / Thomas Morgan : contrebasse

Bill Frisell et Thomas Morgan forment un duo de deux timides hyper discrets. Ils jouent sur la grande scène comme dans leur chambre. La sonorité du guitariste est comme toujours limpide même s’il parvient, par son art de la nuance et son usage parcimonieux mais juste des effets, à donner du relief et de la matière à son discours. On est là dans l’artisanat d’art. Thomas Morgan, en partenaire attentif, laisse jaillir des contrepoints ajustés. La paire fonctionne à l’unité. Seule une panne d’électricité vient interrompre “Goldfinger”, gâchant, c’est dommage, la réécoute du superbe titre de John Barry mais donnant l’occasion de rire un peu. Le concert est beau, un peu long sans doute

Bill Frisell & Thomas Morgan, photo Michel Laborde

Barre Phillips & Émilie Lesbros - 12h. Collégiale Saint-Pierre-La-Cour
Barre Phillips : contrebasse / Émilie Lesbros : voix

Deuxième concert dans la Collégiale. Barre Phillips, invité perpétuel de l’Europa Jazz, comme le déclare Armand Meignan, le programmateur, a convié la vocaliste française Émilie Lesbros, installée aux Etats-Unis. Nous craignons la redite d’un deuxième concert contrebasse/voix mais ces musiciens ont la faculté de réinventer les formules. Phillips choisit ses gestes et rien n’est de trop. Évitant les acrobaties, il sert des lignes auxquelles s’accroche la voix claire, affirmée mais pas tonitruante de Lesbros. Un duo qui se paie le luxe de la forme courte comme autant de haïkus (écoutez à ce sujet No Man’s Zone, paru chez nato).

Avant le concert de 17h à la Fonderie, nos pas nous guident vers la boutique des Allumés du Jazz. Installée au Mans, cette fédération rassemble les indispensables labels de jazz indépendants qui sont le vivier du jazz hexagonal.
Les Allumés ont publié sur leur site une tribune intitulée “Pourquoi les Allumés du Jazz ne pourront être à l’Europa Jazz Festival du Mans”. Ils déplorent, cette année, l’absence de stand au sein du festival. En retour, l’organisation de l’Europa rétorque que le refus ne vaut que pour un soir, pour accueillir les mécènes sous le chapiteau (lire la réponse de l’Europa). Clochemerle ou esprit du temps ? Entre deux coupes de champagne, les mécènes aussi ont le droit d’acheter des disques.

Vincent Courtois / Daniel Erdmann / Robin Fincker, 17h - La Fonderie
Vincent Courtois : violoncelle / Daniel Erdmann : saxophone ténor / Robin Fincker : saxophone ténor

Pour donner suite au programme Bandes originales, le trio met en musique les textes du romancier et nouvelliste Jack London. Intitulé “Jack”, c’est avant tout une écriture de lecteurs passionnés emportés par les puissantes évocations de l’écrivain. La musique est superbe et les musiciens en plein accord avec le sujet. Quittant les teintes sépia des précédents répertoires (que ce soit celui évoqué à l’instant comme Mediums), le trio croise les voix et habite des territoires scénarisés qui gagnent en ampleur. Avec ce qu’il faut d’harmonie pour se laisser happer et ce qu’il faut de chair pour se laisser emporter.

Barre Phillips & Emilie Lesbros, photo Michel Laborde

Pierrick Menuau Togetherness, 20h - Abbaye de l’Epau
Pierrick Menuau : saxophone / Yoann Loustalot : trompette, bugle / Julien Touéry : piano / Santi Debriano : contrebasse / Barry Altschul : batterie

Togetherness est sorti en 1966 sur le label Durium. Don Cherry est au cornet, Gato Barbieri au ténor. Cinquante-deux ans plus tard, le saxophoniste angevin Pierrick Menuau et son acolyte bordelais Yoann Loustalot reprennent l’intégralité de ce disque. Julien Touéry est au piano ; une figure de la batterie sixties, Barry Altschul, tient les baguettes et Santi Debriano est à la basse. Musique qui n’est pas neuve, mais avec des arrangements plus mordants et une envie forte de la jouer. Sans jouer les copistes, les deux soufflants rivalisent de motivation pour proposer des phrases virtuoses dans une lignée post-bop. Le contraste est notable - et productif d’ailleurs - avec une rythmique compacte non dénuée de finesse et qui ne faiblit jamais. On retrouve les tours et détours d’une époque.

Sons Of Kemet, 22h - Abbaye de l’Epau
Shabaka Hutchings : saxophone / Theon Cross : tuba / Eddie Hicks : batterie / Tom Skinner : batterie

Attendus avec curiosité car bénéficiant d’une couverture médiatique qui dépasse la sphère du jazz, le groupe Sons Of Kemet a pour leader Shabaka Hutchings. Évoquant les fanfares, deux batteurs (imposants visuellement, moins musicalement), un saxophone et un tuba avancent de front. Le répertoire est clairement de la musique à danser : les temps sont profondément marqués. Le tuba, par-dessus ou par-dessous mais toujours volontaire, pratique un jeu épileptique et soutenu. On lui reprochera un manque de renouvellement. Le leader, quant à lui, joue avec simplicité dans un généreux mode incantatoire. On s’amuse sincèrement mais la recette n’évolue guère. Il aurait fallu être debout, à danser. Ne jouons pas les jazz-critics élitistes cependant : les Sons Of Kemet, efficaces sans être renversants, proposent un son actuel qui n’est pas le renouveau prétendu mais peut s’apprécier.