Entretien

Bo van der Werf à la source du trio

Entretien avec le sax baryton du groupe Octurn, à l’actualité chargée.

Bo van Der Werf, photo Laurent Orseau

Saxophoniste baryton à la sonorité immédiatement reconnaissable, Bo van der Werf est une tête chercheuse jamais lassée d’expériences nouvelles. Leader de la formation Octurn, avec qui il creuse le sillon d’une modernité active depuis une trentaine d’années, il revient avec une proposition transversale puisqu’au quintet se greffe un trio de cordes de format classique (violon, alto, violoncelle) avec lequel il explore un matériau écrit peu connu, auquel il donne des orientations nouvelles, celui de Sándor Veress. Mais qui est ce monsieur ? C’est bien la première question que nous avons voulu lui poser.

 - Qui est Veress ?

Sándor Veress (1907-1992) est un compositeur hongrois relativement peu connu parce que probablement resté dans l’ombre des « géants » Bartók, Kodály, Ligeti et Kurtág. Il y a un portrait très complet de lui sur le site veress.net

 - Comment vous êtes-vous lancé dans ce nouveau projet ?

C’est Stéphane Payen qui m’a fait découvrir sa musique il y a 3 ou 4 ans, je ne la connaissais pas. Stéphane écrivait, je pense, à l’époque, pour un quatuor et un ami compositeur lui avait conseillé de s’intéresser à la musique de Sándor Veress, qui était pour lui une influence majeure en termes d’écriture pour les cordes.

On a passé une longue soirée à écouter sa musique : les quatuors à cordes, Musica Concertante, La Passacaglia, et puis le Trio per archi de 1954, qui m’a fasciné par ses couleurs harmoniques vibrantes, la clarté tranchante des contrepoints linéaires, la finesse d’un sérialisme tranquille et non dogmatique mélangé à des cellules mélodiques très hongroises, etc.

En fait, cette musique m’a immédiatement parlé et, petit à petit, l’idée d’en faire le noyau d’un projet a fait son chemin.

 - Comment avez-vous procédé pour vous approprier son matériau et dans le même temps chercher à le réinterpréter ?

Une lecture analytique du texte d’abord, tenter de comprendre les matières en jeu, une rapide analyse sérielle, et puis j’ai très subjectivement sélectionné les passages qui me plaisaient beaucoup, principalement les sections harmoniquement denses sur lesquelles je pouvais projeter une réappropriation, une relecture, une réécriture, un redéploiement. J’ai aussi parfois simplement fusionné plusieurs cellules disparates en les soumettant à différentes techniques de variations et en les mélangeant à d’autres types de matières harmoniques.

Après, chacun a sa méthode : Fabian Fiorini a également écrit deux variations pour ce projet : « Dynamics » et « Interlude ». « Dynamics » se base sur les premiers accords pizzicato de la deuxième partie du Trio per archi, il s’en inspire librement pour écrire une série de variations très contrastées, avec des intensités fluctuantes, en mélangeant le texte original à d’autres sources d’inspiration, comme un écho à la liberté sérielle de Veress lui-même et à son traitement onirique du folklore hongrois. Son « Interlude », en revanche, est pensé comme une respiration, utilisant des techniques de glissements sériels et surtout une liberté de ton et de libre arbitre, presque comme une parenthèse impressionniste.

Jozef Dumoulin a proposé un morceau où l’écrit s’incruste doucement sur un traitement électronique : il a sélectionné les (rares) moments de silence du Trio et en a amplifié le son version XXL, dans le but de ressentir le silence digital. Il a ensuite créé des boucles et imaginé un commentaire homéopathique de groupe, en phase avec l’énergie du trio dans sa totalité.

Il y a donc plusieurs modes opératoires en jeu. On peut identifier les sources de chacune des variations, mais vu les prismes multiples qu’elles traversent par l’écrit, l’intention, l’interprétation, les manipulations et les improvisations, le résultat final s’en éloigne parfois radicalement.

Bo van der Werf, photo Laurent Orseau

 - Le trio de cordes est central dans ce répertoire. En termes de dynamique, de couleur voire de narration, comment avez-vous pensé le rapport entre une formation issue du classique et un quartet issu du jazz qui chamboule la partition de départ ? Est-ce que les musiciennes du trio se sont prêtées au jeu avec facilité ?

En fait, le Trio per archi de Veress est très peu joué, tout simplement parce que son exécution est extrêmement difficile : l’écrit est exigeant. Les contrepoints et les couleurs harmoniques de la première partie sont très subtils, et la deuxième partie est une longue danse rythmique, complexe et débridée. Il y a en permanence beaucoup de changements de couleurs, de dynamiques, de densités, et c’est certainement sur ce point-là qu’on aura eu le plus de travail pour harmoniser les passages et les superpositions de l’écrit de Veress vers nos variations.

Le trio qui s’est joint à nous (Eugénie Defraigne au violoncelle, Laure Bardet au violon et Esther Coorevits à l’alto) a été spécialement constitué pour ce projet, elles ont fait un travail remarquable sur le texte original, mais ont surtout bien saisi l’univers dans lequel il fallait le projeter.

Elles sont d’excellentes improvisatrices, chacune avec un style très affirmé, et leur apport au projet est considérable. En version concert, le Trio per archi est joué dans son entièreté, et sa chronologie est interrompue par nos variations. Sur la version CD, le trio est compacté, seules certaines sections ont été enregistrées. Il faut ici souligner la confiance et l’ouverture d’esprit de Claudio Veress, le fils de Sándor (l’ayant-droit), et de l’éditeur Alessandro Savasta (SUGARMUSIC), qui nous ont donné l’autorisation de saucissonner le trio, et qui ont accepté qu’on n’en respecte pas systématiquement la conduite.

- Plutôt rare dans l’univers d’Octurn, la clarinette tient aussi un rôle important. Quel est le rôle de cet instrument ? Qui est Joris Roelofs ?

Joris Roelofs est un de mes musiciens préférés. Sur la clarinette basse, il est, je trouve, l’une des voix les plus novatrices depuis Dolphy, une technique hallucinante au service d’une musicalité hors norme. Pendant la conceptualisation du projet et l’écriture des variations, j’avais systématiquement son son en tête : il y insuffle une musique exceptionnelle, et plus globalement il rejoint le mode opératoire du groupe avec une approche très personnelle, devenue très naturellement complémentaire au niveau du langage et du timbre.

- Dans le flux musical, l’improvisation est-elle conditionnée par le trio et en quoi le matériau de Veress alimente-t-il les parties libres ? Questions de couleur ? D’intention ?

Comme je le disais, l’essence du projet est définie par une source (le Trio per Archi de 1954 ) et quelques idées clés : désacralisation de l’écrit, fusion des matières premières, variations des techniques, inspiration libre… Nos variations dialoguent avec le Trio qui, à part quelques ouvertures, est interprété texto. C’est un dialogue respectueux, impressionniste et intergénérationnel entre deux modes opératoires complémentaires.

L’improvisation s’inscrit dans les matières mises en jeu dans les variations, il y a des trames, des suggestions de couleurs, des fonctionnalités, des points de départ, des rendez-vous et des déroulements convenus, mais comme toujours, chacun est libre d’y cheminer librement et de flouter les contraintes.

- Octurn a toujours trouvé à s’enrichir au contact de l’autre surtout quand celui-ci a un langage fort (Malik Mezzadri, Ensemble Ictus, Moines du Monastère de Gyuto). Au final la musique sonne pourtant comme la musique de Octurn : comment fonctionne le groupe pour accueillir l’autre et dans le même temps élargir des potentialités internes qu’il ne soupçonnait peut-être pas ?

Au départ, il y a le plus souvent une intuition ou une évidence, ensuite le travail consiste, je pense, simplement à faire entrer les sources en résonance, aussi éloignées soient-elles, et à accueillir tranquillement les interférences comme faisant partie des processus. Là, je généralise évidemment, parce que les paramètres et enjeux sont différents d’une rencontre à l’autre et, parfois, il faut travailler sur beaucoup de logiques extra-musicales avant de produire le premier son de groupe, comme pour le projet avec les moines de Gyuto par exemple. Le projet avec Malik est né de l’envie d’expérimenter de nouveaux types de contraintes pour la composition et l’improvisation en observant la fusion de deux systèmes harmoniques auto-suffisants et très référencés, etc. C’est à chaque fois une histoire nouvelle.

Bo van der Werf, photo Laurent Orseau

- Octurn existe depuis presque trente ans, qu’apporte le temps long à un groupe axé sur la création ?

Le groupe est passé par beaucoup de phases et de musiques différentes, on fonctionne maintenant depuis quelques années en formule réduite (Dré Pallemaerts à la batterie, Fabian Fiorini au piano, Jozef Dumoulin au claviers et moi-même au baryton), régulièrement des musiciens de tous bords nous rejoignent sur différents projets ( Magic Malik, Joris Roelofs, tout récemment le trio à cordes, etc.). Vu les kilomètres parcourus et la confiance réciproque installée grâce au temps long, on peut vraiment parler de projet collectif, et je constate que notre musique devient chaque fois plus perméable et accueillante.

- Vous êtes artiste associé au Petit Faucheux (au côté de Léa Ciechelski), quel rôle joue ce genre de structure dans la création aujourd’hui ?

Un rôle essentiel, car c’est un espace de liberté. Une maison vous accueille, une équipe vous fait confiance, vous intègre temporairement dans sa réalité, vous aide à créer des projets et à les faire vivre. Je suis heureux d’être associé pendant deux ans à la très belle dynamique du Petit Faucheux.

- En plus d’Octurn, sur quoi d’autre travaillez-vous en ce moment ?

Je viens de terminer un doctorat en recherche artistique sur l’utilisation des couleurs de Messiaen dans la composition et l’improvisation jazz (pour ceux que ça intéresse, la thèse est consultable en ligne) et on va bientôt enregistrer un nouveau répertoire écrit pour un sextet ( avec Jean-Paul Estiévenart à la trompette, Nathan Wouters à la basse, Antoine Pierre à la batterie, João Barradas à l’accordéon et Jozef Dumoulin aux claviers ).

Et puis je vais commencer à composer pour les deux projets qui seront bientôt créés dans le cadre de la résidence au Petit Faucheux : un projet écrit en collaboration avec Stéphane Payen (on sera rejoints par Benoît Delbecq au piano, Lynn Cassiers au chant, Sarah Murcia à la basse et Tamara Walcott pour les textes) et un autre projet écrit en collaboration avec Léa Ciechelski (avec Jozef Dumoulin aux claviers, Jonas Burgwinkel à la batterie et Sarah Murcia à la basse).