
Irreversible Entanglements, free poetry à l’Antipode
Irreversible Entanglements investit l’Antipode à Rennes.
Irreversible Entanglements © Jazz em Agosto / Vera Marmelo
La formation Irreversible Entanglements, qui assume pleinement l’héritage contestataire de la Great Black Music telle qu’elle se revendiqua durant les années 60, tant musicalement que politiquement, est venue gratifier l’Europe d’une série de concerts. Le plaisir de découvrir sur scène un quartet, qui a fait frémir la sphère jazz depuis son arrivée en 2018, a été authentique. Retour sur le concert du mercredi 22 janvier à Rennes.
- Irreversible Entanglements & Moor Mother © Gérard Boisnel
Voilà une dizaine d’années maintenant, une nouvelle génération de musiciens a su se réapproprier les fondamentaux de la musique free pour lui donner une nouvelle actualité. Ce sont notamment Matana Roberts, jaimie branch, Kamasi Washington, Shabaka Hutchings, qui ont pratiqué une musique immédiate, moins virtuose en apparence, plus viscérale. Parmi ces jeunes gens de l’époque, le groupe chicagoan Irreversible Entanglements figure à plus d’un titre comme la formation ayant le mieux su se réapproprier un héritage qui va d’Ornette Coleman, à Charles Mingus en passant par Sun Ra et Sam Rivers époque des lofts.
En déplacement en Europe en ce mois de janvier 2025, le groupe fait une étape à la salle Antipodes de Rennes pour un concert en deux parties complémentaires. Principalement organisé autour d’une section rythmique qui irrigue sans interruption le propos d’un swing souple, le répertoire est avant tout un long continuum plutôt que des titres circonscrits. La basse de Luke Stewart, puissante autant que mélodiste, est sans cesse dans le renouvellement de ses propositions. Stewart apporte un fondement flottant à débit constant sur lequel tous se calent, à commencer par la batterie de Tcheser Holmes qui le complète par un swing immédiat sur les cymbales et sait frapper sec au besoin. La musique est tout entière dès le départ du concert et ne cessera de progresser de manière verticale, la soirée passant.
Le saxophoniste Keir Neuringer, double soufflant du bassiste, trace de fines lignes qui viennent se tresser à tout ce qui est produit sur scène, comme un liseré lumineux jamais dans l’excès mais qui prolifère en permanence. Cette faconde décontractée mais obstinée, qui peut parfois donner l’impression de se situer en marge du groupe, produit un discours incantatoire qui, lui, n’a rien de vertical mais avance, ponctué par les coups clinquants de la trompette d’Aquiles Navarro, moins interventionniste mais juste dans ses incises sommaires.
- Moor Mother / Irreversible Entanglements © Jazz em Agosto / Vera Marmelo
En première ligne, bien campée sur ce que lui donne le groupe, Camae Ayewa (connue également sous le pseudonyme de Moor Mother) joue l’incantation. Investie dans ce rôle, centrée sur une parole à la voix profonde et claire, elle scande des slogans de poétique politique (et inversement). On y entend une histoire de la poésie américaine tout autant que les luttes pour les droits civiques. L’état actuel de l’Amérique, la récente réélection de Trump ne vont certainement pas permettre de nuancer cette vindicte. Elle porte haut la dignité humaine : revendication de la fierté afro-américaine, des droits des femmes, des droits des genres, l’espoir au bout de la lutte. Cette parole est le diamant qui scintille dans l’écrin du groupe : tout tend vers elle. Et lorsque, particulièrement dans la deuxième partie, elle se fait plus ferme, qu’elle invite le public à se manifester, alors les imprécations de Moor Mother comme les embardées des instruments se confondent dans un vacarme libérateur.
Sans doute nécessaire, cette patiente progression est toutefois un peu longue. Avant d’atteindre un climax qui transforme le concert en un moment cérémoniel, propre à la musique populaire américaine, et malgré le plaisir pris à s’y plonger, le groupe semble un peu trop sur la retenue, comme si, ce soir-là en tout cas, les musiciens n’y croyaient pas toujours. Comme si, faute de ressource suffisante en eux pour faire monter l’intensité d’un cran, ils s’appuyaient sur des automatismes dont il serait faux de dire qu’ils tournent à vide, mais qui ne déclenchent que lentement une force pourtant attendue de tous.
Cette musique est contingente. Le concert à Sons d’Hiver quelques jours plus tard a été autrement embrasé. Rien de rédhibitoire à cela : le propos vient du ventre et n’est pas reproductible à l’identique chaque soir. Reste pour le public rennais une belle rencontre, une photographie sonore d’un morceau d’Amérique. Celle d’un art de rue qui prolonge les racines d’une histoire séculaire et dont on ne peut nier l’authentique originalité.