Entretien

Brandon Lopez, contrebassiste bouillonnant

Rencontre avec l’exigeant contrebassiste américain.

Brandon Lopez (courtesy of the artist)

Brandon Lopez est un musicien engagé et déterminé. Malgré son relatif jeune âge (il est né en 1988), on l’a déjà entendu avec de grands noms de la musique créative : Whit Dickey, Nate Wooley, Ivo Perelman, Dave Rempis ou John Zorn, pour n’en citer que quelques-uns. Mais c’est de lui, de sa contrebasse et de sa musique qu’il veut que l’on parle. Une musique vénéneuse, intranquille et fiévreuse. Rencontre.

- On vous connaît assez peu en France, pouvez-vous vous présenter ?

Je suis improvisateur et compositeur, même si je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de différence entre ces deux mots en dehors de nos perceptions sociétales et historiques de ces termes. Je n’aime pas vraiment cette distinction, mais je l’utiliserai ici. Je suis né et j’ai grandi à New York, de l’autre côté de l’Hudson. Je suis né de parents portoricains et je me considère comme un Portoricain vivant en Amérique en raison de la façon colonialiste dont l’État américain se comporte avec ses « minorités ».
Ma musique a été qualifiée de « brutale » et « implacable » par des journaux importants (Chicago Reader, NYTimes), ce que j’accepte volontiers, mais que je considère peut-être injustifié.

- Vous avez un jeu de contrebasse puissant, physique, dense. Vous utilisez beaucoup l’archet, notamment dans vos solos. Parlez-nous de votre rapport à votre instrument, au son en général.

Je suis fier de mes capacités techniques même si la technique a peu à voir avec la création musicale actuelle. Comme pour beaucoup de musiciens, j’ai une relation d’amour/haine avec mon instrument. C’est un beau mariage, mais, comme dans toute union, il y a des hauts et des bas. Généralement, je me réveille le matin et je pratique. C’est obsessionnel. Je veux jouer de la contrebasse jusqu’à ce que je ne puisse plus.
Je suis fasciné par la musique et je suis fasciné par le son. Mais je n’aime pas la grande majorité de la musique et des sons auxquels je suis soumis. Même s’il peut sembler que j’ai une attirance particulière pour les sons durs et rugueux, ces sons « violents » ne sont que la palette sonore avec laquelle je travaille. Je pourrais sans doute élaborer une théorie psychologique sur les raisons pour lesquelles j’utilise ce type de sons de manière préférentielle, mais je préfère me concentrer sur la musique.

Brandon Lopez (courtesy of the artist)

- Quels sont les bassistes (ou les musiciens) qui vous inspirent ?

J’écoute un large éventail de musique et de musiciens. Et même si j’ai été profondément inspiré par le travail des maîtres musiciens du jazz et de la musique classique européenne, je me suis récemment retrouvé à écouter une tonne de musique latine des Caraïbes et d’El Barrio. Je suis également influencé par le travail de Cecil Taylor, Couperin, Celia Cruz et Kendrick Lamar. Cela dit, je suis également, et probablement plus encore, inspiré par les personnes avec lesquelles je choisis de travailler.

- Parlez nous de votre travail en solo. Vous publiez régulièrement votre travail sur Bandcamp ou Facebook.

J’ai commencé à jouer en solo par nécessité. Depuis quelque temps, j’essaie d’utiliser et de diversifier les possibilités sonores de ma contrebasse, ainsi que ma propre technique et mes propres perceptions.

- Depuis plusieurs années, vous formez un formidable trio avec le batteur Gerald Cleaver et le saxophoniste Steve Baczkowski. Parlez-nous un peu de cette aventure.

J’ai commencé à jouer avec Gerald et Steve dans plusieurs configurations distinctes. Ils ont tous les deux des conceptions très différentes de la musique et de l’improvisation. Gerald est un maître du développement thématique. Steve est, d’une manière assez peu orthodoxe, un maître du bruit et du phrasé. Tous deux connaissent l’Histoire de la musique et sont à la fois respectueux et irrévérencieux à son égard. Je voulais un trio où chaque voix compte, où chacun soit aussi important que l’autre. Ce qui signifie qu’il n’y a pas de solistes ou que nous sommes tous des solistes dans une conversation égalitaire. Je voulais un trio de free-jazz classique, qui ne fonctionne pas sur la même logique que celle que nous avons l’habitude d’entendre. Je voulais aussi moins de « langage » jazz et plus d’attention au « son ». Je ne donne pas beaucoup d’orientations, mis à part les choix que je fais lorsque je joue avec les autres musiciens. Je pense que c’est une aventure très réussie et nous sortirons un disque cette année sur Relative Pitch Records baptisé « Live At Roulette ».

Brandon Lopez (courtesy of the artist)

- Comment décririez-vous la scène musicale new-yorkaise ?

C’est toujours très vivant et c’est parfois la guerre. Mais je suis honoré de faire partie d’une communauté de musiciens et d’artistes aussi dynamique. Je suis de plus en plus sceptique quant à la professionnalisation et l’institutionnalisation de la musique. Les écoles de musique, ici aux États-Unis, peuvent être extrêmement coûteuses et les étudiants ne sont pas préparés aux réalités financières de la vie d’artiste, ce qui, je pense, conduit à cette mentalité de fonceur. Il y a beaucoup d’émulation et moins d’attention au poids du discours musical. Cela dit, il y a encore des musiciens et des penseurs musicaux colossaux ici.

- Parlez-nous du trio que vous formez avec Ingrid Laubrock et Tom Rainey : avez-vous un album en préparation ?

J’ai beaucoup de chance de faire partie de ce trio avec Ingrid et Tom. Nous avons commencé à jouer il y a quelques années ici à New York et ça a tout de suite fonctionné entre nous trois. Nous enregistrerons ensemble le mois prochain dans l’espoir de faire un disque.

- Vous préférez les petits groupes (duo ou trio). On vous a entendu échanger avec Cecilia Lopez, Guillermo Gregorio, Peter Evans, Bill Nace. Vos choix musicaux semblent guidés par la rencontre, l’échange, le partage. Vous confirmez ?

Comme tout musicien et finalement comme tout être humain, mon travail repose sur mes associations avec les autres. J’ai la chance de travailler avec des gens qui me poussent sans cesse à m’améliorer sur un plan aussi bien musical que technique et intellectuel.

- Vos projets sont soutenus par le collectif de musiciens Catalytic Sound. En quoi cela consiste-t-il ?

Catalytic Sound est une coopérative de musiciens créée par Ken Vandermark. C’est aussi un service de streaming qui va à l’encontre des pratiques d’exploitation commerciale de Spotify et des autres plateformes. Chaque musicien possède le même nombre de parts au sein de la coopérative et nous nous partageons les revenus de la vente des disques. J’ai beaucoup de chance d’en faire partie. À l’avenir, nous espérons partager une sorte de mode d’emploi ou de charte afin que d’autres musiciens, partout dans le monde, puissent s’organiser collectivement de la même manière.

- Parlez-nous de Relative Pitch Records, un label sur lequel plusieurs de vos disques sont sortis ?

J’ai travaillé avec de nombreux labels et Relative Pitch est un des labels les plus cohérents et intègres que je connaisse. Ils ne s’attachent qu’à la musique et uniquement à la musique. Pas au capital, au fait de savoir si ça va marcher ou pas. Ils sont très pointus dans le choix de leurs sorties musicales. Ils ont dans leur catalogue une multitude d’artistes très divers et historiquement sous-représentés.

Brandon Lopez (courtesy of Issue Project Room)

- Dans le cadre de votre résidence pour Roulette, vous avez monté un nouveau projet de trio avec deux violonistes Gabby Fluke-Mogul et Marina Kifferstein. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Ce trio à cordes a été une sacrée expérience. Je voulais créer un nouveau type de trio à cordes à consonance musique contemporaine, mais sans la paperasse. Les idées destinées à être développées étaient dictées oralement et horodatées. Marina et Gabby sont de grandes improvisatrices qui viennent d’horizons différents. Marina vient du monde de la musique classique et contemporaine. Gabby vient du noise et de l’improvisation. Deux musiciennes très différentes avec de grandes capacités techniques. Roulette Intermedium a été inestimable pour moi. Tout au long de ma résidence, j’ai pu présenter les différentes facettes de mon travail au travers de nouvelles créations et de concerts.

- Quels sont vos futurs projets ?

Je travaille actuellement sur une suite de deux heures et demie pour dix musiciens ; qu’elle voie ou non le jour est une autre histoire.
J’ai également composé récemment quelques nouveaux morceaux pour le trio avec Cecilia Lopez et le batteur Francisco Mela.
Il y a également de nombreuses sorties en duo : deux albums avec Cecilia Lopez (Guilt Tripping sur le label allemand Otomatik Muziek et un EP intitulé Dos), un avec Steve Baczkowski et un autre avec le pianiste John Blum.
Un double vinyle avec le grand poète et penseur Fred Moten et Gerald Cleaver à la batterie sortira sur le label new-yorkais Reading Group.
J’ai enregistré avec le trio intitulé SBOYE (SUN BURNS OUT YOUR EYES) avec Gerald Cleaver et Brandon Seabrook. L’album sortira prochainement.
Et enfin il y aura également une sortie au format cassette d’une pièce intitulée « Church of Plenty, And / Or Empty » avec l’ensemble TAK basé à New York.
Et tant que je respirerai, il y aura toujours plus de projets et de musique à l’horizon.

- Dernière question : comment vivez-vous la période actuelle ?

Plutôt bien ma foi, si l’on considère que je suis en vie, entièrement vacciné et que je vis dans le pays le plus riche qui ait jamais existé. Malgré tout, la situation financière de la plupart des artistes aux États-Unis n’est pas particulièrement réjouissante, et même si j’ai pu continuer à travailler, je me suis battu pour maintenir mon activité.

Durant la pandémie, j’ai pu me plonger plus profondément dans la pratique, l’écoute, la recherche… J’ai tendance à m’épanouir seul, sans être dérangé la plupart de la journée. J’ai travaillé régulièrement, de manière assez méthodique. J’ai enregistré et mixé de nombreux disques.

J’ai également décidé de me mettre à l’enseignement ; je vais ouvrir une sorte d’ « école » pour des musiciens qui rechercheraient un autre type d’éducation musicale que celle qui existe actuellement, moins classique, moins figée.

De plus, comme je suis sûr que vous l’avez vu dans les nouvelles, être une « personne de couleur » n’est pas particulièrement splendide ici non plus.

Malgré cela, je suis assez optimiste.

Le Bandcamp de Brandon Lopez : https://nevernotagravedigger.bandcamp.com/