Chronique

Moten - López - Cleaver

Moten/ López/ Cleaver

Fred Moten (voc), Brandon López (b), Gerald Cleaver (dms)

Label / Distribution : Relative Pitch

La relation du contrebassiste Brandon López avec la fine fleur des batteurs de jazz est bien connue et impressionnante. On l’a entendu avec Tom Rainey en compagnie d’Ingrid Laubrock. Une collaboration avec Jim Baker lui a permis de jouer avec Bill Harris ; avec Paal Nilssen-Love il entretient une collaboration au long cours au sein d’un quintet de Dave Rempis et Joe McPhee. Mais la relation la plus ancienne et la plus intime reste celle qu’il entretient avec Gerald Cleaver au sein de son propre trio. Télépathiques et très musicales, leurs discussions sont souvent incroyablement riches. Avec le poète et philosophe Fred Moten, la doublette rythmique va même plus loin en coloriant des poèmes avec un vrai sens de l’illustration. C’est ce qu’on entend dans « James Baldwin », morceau assez court en forme de coup de poing. La contrebasse a les cordes qui claquent, vite frottées par un archet rudoyant. La batterie se débat, les gifles sur les cymbales sont un combat indécis, un corps-à-corps agressif sur lequel les mots de Moten, universitaire new-yorkais lauréat de prestigieux prix, pèsent tout leur poids.
 
Dans la plus pure tradition du spoken word, celle des Last Poets et de Gil Scott-Heron, ou plus proche de nous Steve Dalachinsky, Steve Piccolo ou Lewis Jordan, Moten propose des textes forts, centrés sur les Black Studies dont il est spécialiste. Le travail de López et Cleaver est de les habiller, de les mettre en perspective. À l’écoute des deux parties de « Bjenkins », introduites par la contrebasse rageuse de Brandon López, on comprend qu’il s’agit de chercher dans les racines les plus profondes. Dans un premier temps, Cleaver ne fait que souligner un tempo perçu comme une respiration ; le texte de Moten tonne, secoue, dérange… Et puis comme une lente imprégnation, la batterie entre en jeu dans la seconde partie, pétulante et acerbe. Il y a une vraie synergie tenue par les mots dans ce trio, mais la colère la plus forte n’est pas du côté du poète.
 
L’œuvre de Moten, qui avait appelé un de ses recueils de poésie The Feel Trio en hommage au trio de Cecil Taylor, Tony Oxley et William Parker, est d’une tension palpable, sensible dans « The Faerie Ornithologie » et sa contrebasse entêtante. Toute la puissance de ce disque converge vers « A Poem For Black Art », morceau central de presque une demi-heure, véritable pivot de l’album paru chez Relative Pitch. L’algarade entre Lopez et Cleaver y est à son sommet, créant une atmosphère paradoxale, entre solidité immuable et constant déséquilibre. La voix de Moten se fait plus dure, vindicative à mesure que la batterie explose. Nous sommes accrochés aux mots, peu importe notre niveau d’anglais ; il est des tons pugnaces qui se passent aisément de traduction, d’autant que contrebasse et batterie se chargent de l’universel. Revigorant.
 
 

par Franpi Barriaux // Publié le 30 avril 2023
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