Scènes

Jazz et rencontres à l’Opéra de Rennes

Deuxième édition de Ça va jazzer, festival de jazz symphonique à Rennes.


Naïssam Jalal par Gérard Boisnel

L’Orchestre National de Bretagne, après deux ans d’interruption pour cause de Covid, relance son festival de jazz symphonique à l’Opéra de Rennes. Tous les croisements y sont non seulement possibles mais souhaitables.
Sous la houlette de Marc Feldman, son administrateur général, portes et fenêtres grand ouvertes, l’Orchestre National de Bretagne s’ouvre à tous les univers avec passion et curiosité.

Jeudi 21 octobre 2021
Baptiste Trotignon : Marc Riboud Project : un voyage musical et photographique
Sous la direction artistique de Florence Drouet, bien connue comme directrice artistique du Festival Photo La Gacilly, entre autres, le Marc Riboud Project rend hommage au grand photographe décédé en 2016. Il accompagne le legs de son œuvre au musée Guimet. Nous sommes conviés à un grand voyage en plus de 200 photos, accompagnés par le pianiste, grand improvisateur, Baptiste Trotignon.
En guise de prélude, Baptiste Trotignon égrène des notes détachées, pianissimo. Peu à peu, le soleil semble se lever sur l’écran. Un crescendo de notes claires et les premières images de Marc Riboud, magnifiques dégradés de gris, apparaissent : reliefs, nuages et brumes. Bientôt, les premières silhouettes humaines se détacheront sur la neige.

Baptiste Trotignon par Gérard Boisnel

Nous voici embarqués pour un grand périple thématique. Après la nature seule, apparaît la « civilisation » avec des images de voitures, de bateaux, de maisons. Puis les animaux et les premiers visages. Des ponts de chemin de fer incarnent la modernité. Jamais la musique de Baptiste Trotignon n’est redondante, elle semble se fondre dans l’image, en être une autre dimension : pulsation forte et notes sombres quand la réalité n’est que lignes et figures abstraites, retour à un chant plus mélodieux pour la fusion de la tradition et de la vie. Selon la formule connue, rien de ce qui est humain n’est étranger à Riboud. La violence de mai 68, la force d’une femme seule avec une fleur pour défier les fusils, la romance d’un couple sous des arbres en fleurs (occasion pour Trotignon de citer un thème connu), la dure vie des pêcheurs africains, etc. A l’instar des images qui nous sont présentées (on aimerait parfois s’y attarder), la musique brille par son sens de la construction, des perspectives et des contrastes, son humour aussi parfois.
Très, très longuement applaudi, Trotignon accepte plusieurs rappels et termine par une superbe version de « Volver », le fameux tango de Carlos Gardel, et il est bien vrai qu’on a une forte envie de revenir.

Vendredi 22 octobre 2021
Naïssam Jalal, Symphonie d’un autre Monde : vibrant plaidoyer pour une Terre commune
Naïssam Jalal (flûte, ney, voix, composition) n’est pas une inconnue pour le public rennais qui lui avait réservé un accueil très chaleureux pour la première édition de Ça va jazzer (2019). Elle était alors à la tête de son quintette Rhythms of Resistance, fondé en 2011. Aujourd’hui, le groupe est toujours là mais il est augmenté de l’Orchestre National de Bretagne, en formation de chambre. La cheffe Zahia Ziouani (bien connue du grand public pour sa participation aux émissions Prodiges), Prix de l’Audace artistique et culturelle en 2015, associée à la direction artistique et pédagogique du projet DEMOS (Dispositif d’éducation musicale et orchestrale à vocation sociale) assure la direction musicale de l’ensemble.
La Symphonie d’un autre Monde de Naïssam Jalal est une puissante évocation « d’un monde qu’on rêve, où les frontières seraient ouvertes, perméables et mouvantes avec des identités multiples et choisies ». C’est dire qu’elle s’inscrit dans le parcours de la flûtiste franco-syrienne, adepte du mélange des esthétiques et des traditions (ici occidentales, orientales et andalouses) où elle voit « la véritable richesse de notre monde ».

Naïssam Jalal à l’Astrada (Marciac) par Michel Laborde

Le quintette est un groupe de solistes et chaque membre a l’occasion de s’illustrer sans pour autant nuire à l’équilibre de l’ensemble. « L’Hymne à la noix » nous offre ainsi un gros solo de Damien Varaillon (contrebasse) et un vrai morceau de bravoure, longuement applaudi, de Mehdi Chaïb au saxophone ténor.
La « Promenade au bord du rêve » est un bon exemple de l’écriture pour orchestre de Naïssam Jalal : énergique et incisive. Karsten Hochapfel quitte un temps sa guitare pour le violoncelle qu’il joue à l’archet avec de nets accents orientaux ou en pizzicato.
« Almot Wala Almazala » est un des grands moments d’émotion du concert. Cette pièce écrite il y a dix ans, en hommage aux martyrs de la révolution syrienne, n’a hélas rien perdu de son actualité. Ici, la flûte de Naïssam Jalal est très proche de la voix qui psalmodie entre plainte et larmes. La cheffe Zahia Ziouani se tient debout à son pupitre, face à l’orchestre, en position d’orante. Le silence dans la salle est d’une qualité rare.
Suit un éloge de l’Arabie heureuse en Andalousie (« Samaaï Al Andalus) où le ney de Naïssam Jalal noue un dialogue très réussi d’abord avec Mehdi Chaïb (ici au saxophone soprano) puis avec les cordes graves de l’orchestre. Évocation d’un bonheur enfui.
Le concert se termine avec une pièce écrite sur ce très beau texte de Naïssam Jalal, « D’ailleurs nous sommes d’ici » qui se termine ainsi :
« Car d’ailleurs, nous sommes d’ici,
Graines de là-bas, nous sommes tes arbres d’aujourd’hui.
Nous avons tellement besoin d’être aimés.
Regarde comme nous sommes beaux. »
Le tout s’achève par une ovation générale debout.

Samedi 23 octobre
Fiona Monbet : Trois Reflets : une musique qui vous empoigne et vous entraîne.
La dernière œuvre de Fiona Monbet, Trois reflets, a été écrite pour son quintette et pour l’Orchestre National de Bretagne. Elle mélange trois univers sonores, le classique, le jazz et la musique traditionnelle irlandaise. Ici, il ne s’agit pas de juxtaposer les styles comme cela se fait souvent mais bien de faire en sorte qu’ils s’éclairent les uns les autres.
Fiona Monbet a choisi l’Ouverture Cubaine de George Gershwin comme pièce liminaire. Sous sa direction très élégante et précise, l’Orchestre National de Bretagne enlève cette ouverture guillerette où l’on reconnaît des rythmes cubains, très dansants. Le public réagit par un tonnerre d’applaudissements qui met à mal la volonté proclamée par Fiona Monbet d’un concert « quasiment sans interruption, dans un seul tenant ».

Fiona Monbet © JF Picaut

« L’ouverture pour Rennes, Joy Song » est tout à fait jubilatoire, dans un style très swing. « Comme un blues » commence par un passage au piano interprété avec beaucoup de retenue par Auxane Cartigny avant une partie orchestrale et un final très dansant confié au trio : Fiona Monbet (violon), Zacharie Abraham (contrebasse) et Philippe Maniez (batterie). « Rodeo » s’ouvre par un splendide solo de batterie interprété avec les mailloches, les manches des baguettes et les mains par Philippe Maniez avant l’arrivée de Bertrand Laude (clarinette basse). Il s’achève par un solo de clarinette, très poignant et de toute beauté. Le long tonnerre d’applaudissements qui le salue achève définitivement le rêve d’un flux musical continu. Désormais, chaque pièce sera saluée plus ou moins vigoureusement mais avec un véritable enthousiasme. Dans les titres qui vont suivre, Fiona Monbet est de plus en plus présente au violon et chacun peut apprécier son immense talent dans différents styles, du lyrisme élégiaque à la danse irlandaise, dans la virtuosité très rapide comme dans un travail revendiqué sur l’étirement du temps.
La fin du concert est placée sous le signe de la musique irlandaise avec l’arrivée de la flûtiste Sarah Van Der Vlist (piccolo, flûtes irlandaises et flûte classique). Philippe Maniez s’illustre une nouvelle fois dans cette partie et sa complicité avec la flûtiste mais surtout avec Fiona Monbet fait plaisir à voir.
Faut-il préciser que tout cela s’achève par une longue ovation debout.

Au cours de ces trois jours, le public a su reconnaître une programmation de haut vol mais accessible car sensible. L’Orchestre de Bretagne a, une nouvelle fois, prouvé sa grande plasticité et sa capacité à servir des compositeurs ou des improvisateurs venus d’horizons différents, pour qui le métissage culturel n’est pas un vain mot.