Chronique

Christoph Stiefel Inner Language Trio

Fortuna’s Smile

Christoph Stiefel (p), Thomas Lähns (b), Marcel Papaux (dm)

Label / Distribution : Neuklang / Harmonia Mundi

L’isorythmie est un procédé de composition qui répète tout au long d’une pièce un élément rythmique identique. Très éloigné du jazz à priori, il était central dans la musique dite « ancienne », chez Machaut ou Dufay, et de manière plus globale dans toute l’Ars Nova [1] qui révolutionna la musique au XIVe siècle.

A la tête de son Inner Language Trio très classique - piano, contrebasse, batterie - comme en solo, genre où il s’est fait particulièrement remarquer outre-Rhin il y a quelques années, le pianiste suisse Christoph Stiefel propose un jazz moderne qui s’inspire davantage de Lennie Tristano ou Keith Jarrett que des motets courtois de leurs glorieux ancêtres. Pourtant, il poursuit depuis des années cette idée directrice de l’isorythmie dans ses compositions ou ses arrangements ; imprégnés d’une atmosphère particulière et d’une illusion troublante ceux-ci créent une spirale étourdissante où les lignes mélodiques se superposent, uniquement reliées par un élément rythmique appuyé. Ainsi, sur son solo de 2005, avait-il converti le « Caravan » d’Ellington à l’isorythmie pour un résultat déconstruit qui renouvelait le standard. [2]

Fortuna’s Smile, son premier disque sorti simultanément en Suisse, en Allemagne et en France, n’échappe pas à la règle. Il s’ouvre avec « Tiscope Kaleidome/ Isorythm #21 », où le lent solo de Stiefel met en place un jeu de main gauche dévoilant l’isorythmie ; il est soutenu par le jeu très coloriste du batteur Marcel Papaux et la sécheresse du jeune contrebassiste Thomas Lähns. Les trois comparses assurent tour à tour l’isorythmie - prépondérantes sans pour autant sentir le procédé « plaqué » : au contraire, elle contribue à diffuser une atmosphère intérieure, pour un résultat très collectif.

Dans ces compositions - parcimonieuses sans être austères -, le rôle du duo basse-batterie est capital en ceci qu’il permet à Stiefel des digressions impressionnistes (« Aura/Isorythm #22 ») ; l’atmosphère de l’Inner Language Trio doit beaucoup à l’apport de cette base rythmique. « Fortuna’s Smile/Isorythm #26 » s’enveloppe dans une atmosphère duveteuse grâce au jeu tout en effleurements de Papaux. (Son style par « touches » n’est d’ailleurs pas sans rappeler Peter Erskine, avec qui Stiefel a longtemps joué.) Parallèlement, la nervosité instillée par Lähns sur « Olympus Mons/Isorythm #28 » apporte un autre éclairage aux compositions : de l’isorythmie peut aussi naître un groove galvanisé et efficace. Guillaume de Machaut n’y aurait pas songé.

par Franpi Barriaux // Publié le 3 septembre 2010

[1Une définition succincte de l’Ars Nova et de l’Isorythmie sur Wikipedia.

[2Isorythms for Solo Piano, sorti en 2007 en Suisse et très récemment distribué en France.