Chronique

Cinematics

Les notes bleues

Olivier Calmel (p, Rhodes, comp.), Tam de Villiers (g, comp.), Baptiste Germser (cor, elb), Karsten Hochapfel (cello), Luc Isenmann (dms), Philippe Canales (comédien).

Label / Distribution : Yes Or No Prod

Olivier Calmel est un musicien prolifique : pianiste, compositeur et arrangeur, il a su se forger au fil des ans un univers très personnel dont les influences vont de la musique classique au jazz, en passant par le rock et même le hip hop. Sa discographie depuis une quinzaine d’années témoigne d’un solide appétit créatif, qu’il assouvit en s’appuyant sur un quartet de jazz, un quintet à vent ou de violoncelles, ou en travaillant sur des spectacles musicaux, des musiques de films ou des bandes-son pour jeux vidéo... Des projets très divers, donc, sur lesquels il s’était déjà expliqué dans un entretien accordé à Citizen Jazz. Ce musicien est de ceux dont on suit le chemin parce que leur travail de création semble à chaque étape marquer un renouvellement, une avancée, dont il parle avec une désarmante simplicité.

Avec Cinematics, nouvelle formation aux couleurs inédites dans laquelle il partage le travail de composition avec le guitariste Tam de Villiers, c’est le versant spectacle de sa musique qu’il met à l’honneur. Olivier Calmel définit lui-même ce groupe comme « un quintet à géométrie variable : acoustique, électrique, électronique » où se mêlent les voix d’un piano, d’un cor, d’un violoncelle, d’une guitare, d’une basse, de percussions ; autant de saveurs sonores qui peuvent être relevées d’un peu d’électronique. Le nom de la formation est explicite : la musique est là pour créer (ou amplifier) le mouvement né des images que chacun pourra se projeter à l’écoute d’un récit.

Les notes bleues racontent en effet une histoire, écrite et mise en scène par Olivier Cohen [1]. Un personnage a priori ordinaire, appelé Martin, réputé pour son esprit conciliant, un homme apprécié de tous dont le père disait avec une pointe de reproche qu’il était « trop arrangeant », ne supporte plus le bruit. Le moindre son lui est devenu souffrance, le quotidien est une série de gifles, il étouffe. Inquiets, ses collègues de bureau le découvrent terré chez lui, dans le désordre le plus complet. Au travail, c’est le même supplice, et sa collègue Alice, chargée d’enquêter par ses supérieurs, l’invite à manger, privilège qu’en d’autres temps il aurait appelé de ses vœux. Nouvel échec : trop de bruit... Rentré chez lui, il se barricade et finit par se couper du monde.

Voilà pour l’histoire, interprétée fiévreusement par le comédien Philippe Canalès, qu’on pourra analyser comme celle d’un homme en quête d’identité et qu’il n’est pas interdit de rapprocher de celle de l’artiste en général. Mais la bonne idée du disque, c’est surtout de nous la raconter deux fois. D’abord d’une façon narrative classique : le personnage relate ce qui lui arrive et décrit minutieusement toutes les sensations qui l’envahissent, accompagné par la musique de Cinematics. Chaque épisode [2] est précédé d’une courte pause instrumentale en solo (cor, violoncelle, basse, piano), comme pour permettre à ce héros malgré lui de reprendre son souffle. Une idée que ne renierait pas Henri Texier, pratiquant assidu de ces respirations sur la plupart de ses albums récents. Ensuite, l’histoire est contée par la musique seule. Le procédé est malicieux : ayant déjà pris connaissance de cette lente dérive, vous pouvez alors projeter vos propres images, celles qui sont nées une première fois face à l’angoisse de Martin, mais aussi celles issues de votre propre vécu. Ainsi, l’enchaînement des thèmes, dépouillés de leur explication première, traduit de façon encore plus saisissante l’étouffement qui va peu à peu gagner le personnage.

Pour parvenir à cette évocation au plus près de la folie, Olivier Calmel et Tam de Villiers ont réalisé un travail d’orfèvre en élaborant des compositions raffinées où leur complicité rayonne. Mais la complexité de la construction ne nuit en rien au caractère très accessible d’une musique méticuleuse, qui procède par la variation des climats - de la douceur (« Intuitions ») à l’obsession (« Plato ») - et revêt une grande force d’évocation, à en devenir hypnotique. Les arrangements, d’une précision redoutable, tirent le meilleur profit de l’association de couleurs que font naître les claviers, la guitare, le cor et le violoncelle, des instruments pas forcément compatibles a priori mais qui trouvent ici un réjouissant terrain d’entente. Selon ce qui n’est pas une habitude mais plutôt sa patte, la musique d’Olivier Calmel est tour à tour jazz, rock, classique, contemporaine, ou tout en même temps, dans un enchaînement d’une grande fluidité. Une association naturelle au pouvoir de séduction certain.

En assemblant avec rigueur le puzzle de ses influences et de ses expériences passées, Olivier Calmel réussit à pas de loup à créer un tout qu’on finira bien un jour par définir comme étant son idiome. On sent en effet une identité Calmel tout en nuances de textures et en couleurs chaudes. Un univers orchestral précieux dont chaque détail compte, une belle horlogerie un peu hors du temps car refusant de se soumettre aux modes, mais très contemporaine par son recours à la technologie et à sa volonté d’unir des contraires qui n’en sont qu’aux yeux des timorés. Cette modernité classique est sa marque de fabrique, et si ses limites ne sont pas fixées c’est qu’elle est le fruit d’une recherche sincère de chaque instant, celle de la note juste.

par Denis Desassis // Publié le 25 juin 2012

[1Ce conte musical, écrit en 2008, a été interprété par Robin Renucci sur une musique composée par Sylvain Beuf et Edouard Ferlet.

[2Quatre séquences : « Vie citadine », « La délégation », « L’invitation d’Alice », « La cantine ».