
Clemens Kuratle au rythme de la justice sociale
Rencontre avec le batteur helvète, héritier d’une tradition de rythmicien et passionné par la voix.
Clemens Kuratle © Robert Fischer
Le batteur Clemens Kuratle a à peine plus de trente ans et s’impose déjà sur la scène suisse et européenne parmi les voix qui comptent. C’est la voix, d’ailleurs, qui le passionne : sideman de bon nombre de vocalistes, il théorise une façon d’aborder la batterie qui ouvre la porte à la voix et aux idées, avec Kate Birch, mais aussi avec la harpe de Julie Campiche, très proche de la voix. Compositeur repéré depuis Murmullo avant la pandémie de Covid, il présente le nouvel album de son quintet Ydivide quelques mois après un premier Lumumba. Rencontre avec un jeune musicien sensible et très engagé, dont la musique est nourrie de multiples combats et porte un regard acéré sur le monde.
- Pouvez-vous vous présenter ?
Je suis un batteur de 33 ans, né et élevé dans la campagne près de Berne en Suisse. Après avoir vécu à Cologne pendant une courte période, je suis maintenant de nouveau basé à Berne. J’ai été initié très tôt à la musique noire américaine et à la musique créative improvisée par le biais du piano et du blues. Plus tard, j’ai réalisé que j’improvisais depuis longtemps à la batterie. Ma musique est alimentée par ma curiosité pour presque tout ce qui est en dehors du monde de la musique, et quand je la joue, je cherche des gens qui partagent ce genre de curiosité.
- Clemens Kuratle © Robert Fischer
- Vous êtes leader du groupe Ydivide, également du quintet Murmullo, mais vous avez une longue habitude du travail de sideman, notamment avec des chanteurs, proche de la pop et de la folk. On pense notamment à Kate Birch, le side-project de Laura Schuler. Quel est votre rapport à la voix ?
C’est une excellente question. J’ai toujours écouté des chansons, aussi loin que je me souvienne. Mes parents m’ont également dit que je chantais tout le temps (en plus de taper sur tout et d’être attiré par tout ce qui est rythmique). Nous chantions avant de nous coucher et avant les repas. Mon père était théologien et pasteur protestant et j’avais 9 ans lorsque j’ai commencé à accompagner les offices avec un petit groupe une fois par mois.
Avec le recul, je me rends compte que cela a vraiment façonné ma façon d’aborder la batterie. Lorsque je jouais à l’église, j’accompagnais toujours des chants et dès que j’accompagne un chanteur, les priorités sont claires. Tout ce qui compte, c’est de porter le chant et d’essayer d’offrir le bon espace en termes de transparence, de fréquence et d’énergie cinétique. J’ai toujours aimé cela, même si cela signifiait que je devais souvent jouer de façon éparse et « non spectaculaire ». Je me sens à la maison !
dès que j’accompagne un chanteur, les priorités sont claires
- Vous êtes également membre du quartet de Julie Campiche, dans un orchestre où l’électronique a une certaine importance. Comment appréhendez-vous le jeu avec cette configuration ?
Il est intéressant de noter que jouer avec la harpe de Julie Campiche me rappelle un peu le travail avec les chanteurs. Le défi consiste à créer un espace où la harpe peut briller. Les tambours et les cymbales en particulier ont une façon de déployer leur son similaire à celle des cordes pincées, il est donc facile de se mettre en travers de leur chemin. Pour la harpe en particulier, j’ai totalement modifié la façon dont j’accorde les tambours et j’utilise des cymbales très spéciales, afin de laisser suffisamment d’espace aux cordes pour qu’elles puissent résonner. Comme nous jouons des grooves contemporains qui ont besoin d’une certaine densité pour fonctionner, c’est un peu comme faire entrer des carrés dans des ronds. Mais j’aime relever ce défi et j’essaie constamment de trouver des moyens plus adéquats d’y parvenir. Cela me tient en haleine, pour ainsi dire, ce qui est fabuleux ! Quant à l’électronique, nous abordons toujours la musique sur le plan acoustique et elle n’est qu’une extension que j’apprécie particulièrement, et que j’aimerais travailler davantage : pour l’instant, je me bats surtout pour avoir les bons câbles avec moi lors des concerts. Et récemment, j’ai perdu mes pédales préférées dans le train. C’est dommage.
- Clemens Kuratle © Florian Spring
- Récemment avec Julie Campiche, vous avez enregistré avec un orchestre baroque. Avez-vous modifié votre approche ? Que retirez-vous de cette expérience ?
Cela signifie encore plus de cordes pincées et plus d’instruments très silencieux. Ajoutons que nous avons tous enregistré dans la même pièce, dans la magnifique Kammermusiksaal de Cologne. Mais cela m’a poussé à aller encore plus loin dans mes recherches sonores. J’écoute différemment depuis, mais cela m’a semblé très naturel à jouer pour moi et l’orchestre, car c’est ce qui nous unit dans notre recherche musicale, lorsque nous travaillons sur le répertoire pour le quartet. J’ai adoré cette expérience. C’est un disque très spécial. Je suis vraiment heureux et reconnaissant envers Julie et Capella Jenensis d’avoir réussi cet exploit !
- Quels sont vos modèles à la batterie ou pour les compostions ?
À la batterie, Brian Blade a toujours été très important pour moi, son approche mélodique, son toucher et son esprit, cette lignée sudiste que l’on entend dans chaque battement. Roy Haynes aussi, c’est sûr. Je suis vraiment heureux de l’avoir vu en concert une fois. Il avait aussi une façon de faire fonctionner les fréquences et son esprit sur scène était incomparable.
Je ne mentionnerai que ceux qui ont laissé une trace, sans ordre particulier : des dieux comme Papa Jo Jones ou Big Sid Catlett. Dannie Richmond. Vinnie Colaiuta et Steve Gadd, Alphonse Mouzon, Barry Altschul. Paul Motian, Billy Hart. Des professeurs importants : Gerry Hemingway, Pierre Favre et Norbert Pfammatter.
En ce qui concerne la composition (et l’attitude musicale en général), Tim Berne a certainement laissé une grande marque, même si elle n’est plus aussi audible. Reid Anderson des Bad Plus. Des groupes folk comme Wilco. Joni Mitchell, Carla Bley, Keith Jarrett. Fabian Müller. J’ai également étudié la composition contemporaine pendant une brève période et mon professeur Daniel Glaus a été très important pour moi, même si je suis loin de comprendre sa vision spectrale et sa perception du temps. C’est vraiment très vaste.
- Avec Ydivide, vous avez d’abord convoqué Lumumba il y a quelques mois ; pourquoi faire appel à cette figure de la libération congolaise ?
C’est le titre de notre premier album. Je l’ai composé en 2019. La plupart de mes inspirations musicales viennent de la musique noire américaine et de la musique traditionnelle du continent africain ou de la diaspora afro des Amériques. J’ai ressenti et je ressens toujours une forte envie de m’instruire sur l’histoire coloniale. La lutte du peuple congolais et la biographie de Patrice Lumumba m’ont profondément bouleversé et m’ont incité à écrire cette pièce. Je n’étais pas sûr de pouvoir donner son nom à l’album. Mais je suis heureux d’avoir pu en parler à Kevin Le Gendre (grand journaliste musical) qui m’a encouragé à le faire.
- Ydivide © Paul Märki
- Est-ce le goût pour la polyrythmie qui vous a amené à vous intéresser à l’histoire africaine ? Pouvez vous nous expliquer le nom de votre orchestre ?
Je m’intéressais à ces traditions musicales et aux tambours, à tous les tambours en fait. Ydivide est un jeu de mot, Il s’agit d’une question : « Pourquoi diviser ? » [1] À l’époque où j’ai créé le groupe, le Brexit se déroulait et les tendances fascistes et la rhétorique qui y est associée étaient de plus en plus normalisées. Alors pourquoi ces puissances essayent-elles de nous diviser ? Divide et Impera, encore une fois. Attiser les peurs. Semer la haine. Les riches conservent leurs richesses et s’enrichissent. Et les plus vulnérables souffrent ou sont encore plus opprimés. Ce n’est pas nouveau.
Je souhaite que le public apprécie la musique sans entendre les histoires qui la sous-tendent
- On perçoit quelque chose de toujours très politique dans votre musique, dans vos propres projets comme avec Julie Campiche. Comment fait-on passer des messages avec la musique instrumentale ?
C’est juste ce qui me touche. Et lorsque quelque chose me touche, il m’est plus facile d’écrire de la musique à ce sujet. J’écris bien sûr la musique dans le seul but de la musique, mais lorsque j’ai une intention émotionnelle, le message devient fort, et avec lui - je l’espère - la musique. Je souhaite que le public apprécie la musique sans entendre les histoires qui la sous-tendent. Mais en concert, il m’arrive de fournir un contexte, et j’ai observé que cela aide les gens à écouter la musique abstraite différemment.
- Au sein de Ydivide, le contrebassiste Lukas Traxel a une importance considérable. Comment approchez-vous votre collaboration ? Comment s’est déroulée votre rencontre ?
Lukas Traxel et moi avons beaucoup joué à l’époque de nos études à Lucerne. C’est une force de la nature et il est très demandé. Je lui suis très reconnaissant de trouver encore du temps pour ce groupe ! C’est le seul groupe que nous ayons ensemble, alors je vais peut-être devoir le maintenir en vie un peu plus longtemps… Peut-être qu’un jour quelqu’un nous engagera comme section rythmique. J’aimerais beaucoup que cela arrive.
- Ydivide est un groupe helvéto-irlando-britannique. Quel est votre regard sur ces scènes nationales ? Comment avez-vous rencontré Chris Guilfoyle et Elliot Gavin ?
Chris Guilfoyle a étudié avec Lukas et moi à Lucerne, nous avons joué et nous sommes souvent sortis ensemble. J’ai rencontré Elliot Gavin et Dee Byrne à des occasions différentes, Dee au Jazzwerkstatt de Berne où nous avons joué et improvisé, et Elliot au festival 12-Points. Ce sont tous des gens fabuleux que j’aime écouter jouer et avec qui j’aime parler et passer du temps. Ce sont tous des gens incroyables, animés par la curiosité et l’empathie. Et ils parviennent à traduire cela dans leur jeu.
En ce qui concerne la scène britannique, je la trouve si vivante et, d’une certaine manière, différemment liée aux traditions musicales noires américaines. La différenciation entre musique « sérieuse » et musique « populaire » n’est pas aussi présente qu’en Suisse ou en Allemagne, et c’est quelque chose que j’apprécie vraiment.
C’est une différence que je trouve méprisable pour être honnête. Parce que très souvent, ce ne sont que des mécanismes post-coloniaux qui entrent en jeu dans un milieu par ailleurs très éduqué. C’est tout simplement ignorant et raciste et ça n’a aucun rapport avec des critères musicaux objectifs…
- Ydivide © Florian Spring
- Quels sont vos projets ?
La tournée de sortie d’Ydivide est l’objectif principal pour le moment. Je suis toujours en train de trouver des concerts pour 2025. Mais c’est une tâche très difficile !
Je travaille sur l’incorporation de paroles dans la musique de mon groupe suisse Murmullo et j’espère enregistrer quelque chose d’ici la fin de l’année. La pandémie a interrompu brusquement ce groupe et je suis heureux que nous le fassions enfin revivre. Il y a une collaboration avec Mostafa Taleb, un joueur de kamancheh iranien de Bruxelles avec lequel j’espère avancer. Nous avons vraiment une alchimie particulière. Je suis en train de produire un EP où je chante en suisse allemand et j’espère sortir cette musique bientôt. Le quartet avec Julie Campiche continue et nous commençons à travailler sur de la nouvelle musique cette année. Je travaille avec le groupe folklorique suisse Moes Anthill et j’attends avec impatience la sortie de notre nouvel album. Kate Birch a sorti un très bel album et j’espère jouer à nouveau avec Laura bientôt. C’est une phase spéciale maintenant, parce que cette année, je jouerai un peu moins en concert que ces dix dernières années, donc je veux vraiment passer un peu plus de temps à composer, en espérant établir une routine créative plus cohérente.
J’organise également des modules sur la professionnalisation pour les étudiants en musique à la Hochschule Luzern - Musik et c’est quelque chose que j’aime beaucoup, car l’école et les étudiants sont fabuleux.