Chronique

Thierry Eliez

Sur l’écran noir

Thierry Eliez (p, voc) + invité.e.s au chant : Ceilin Poggi, Alain Chamfort, Paloma Pradal, Médéric Collignon, Thomas de Pourquery, Celia Reggiani, Manu Domergue, Stella Vander, JP Nataf.

Label / Distribution : Le Triton

L’histoire est ancienne et remonte à la fin des années 50, plus précisément à l’époque où Michel Legrand et Claude Nougaro œuvraient ensemble à l’élaboration de chansons qu’ils destinaient à d’autres voix que les leurs. Le premier composait, le second posait des mots sur une feuille blanche. Mais la rencontre avec ces possibles interprètes n’aboutit jamais et le Toulousain décida finalement d’empoigner le micro pour raconter lui-même tous ces petits scénarios. On connaît la suite…

« Cinénote » et « cinémot », donc. Tout cela semble bien lointain désormais. Raison de plus pour le pianiste Thierry Eliez de faire revivre treize chansons qu’il lui importait de remettre au goût du jour, cherchant à démontrer par la même occasion leur caractère intemporel et à esquisser un scénario qui verrait se succéder de petites scènes rêveuses, tendres, nostalgiques ou espiègles. Sur l’écran noir, quelque part dans un ailleurs entre gravité et légèreté. Les chansons de l’album ne sont pas forcément les plus connues du répertoire boxé par le Petit Taureau, mais leur sélection attentive dit beaucoup du chanteur qui nous a quittés voici bientôt 20 ans et souligne la dimension souvent romantique de son écriture, qui ne consistait pas seulement en un travail sur la pulsation des syllabes. Et pour avoir longtemps côtoyé Michel Legrand, Thierry Eliez était parfaitement placé pour endosser ce rôle du réalisateur, en association avec sa complice Ceilin Poggi, ici à la direction artistique.

Le casting est varié : outre le pianiste (qui chante aussi à plusieurs reprises) et Ceilin Poggi en personne, des personnalités défilent, qui sont issues du monde de la chanson ou du jazz. Comment pouvait-il en être autrement d’ailleurs, tant ces deux univers sont intimement associés au sein de la grande entente Legrand-Nougaro ? On passe des confidences d’Alain Chamfort, JP Nataf (Les Innocents) ou Celia Reggiani (fille de Serge) à la décontraction taquine d’un Thomas de Pourquery qui peut aussi faire entendre son saxophone alto, en nous régalant des chausse-trapes vocales signées Médéric Collignon ou des accents hispanisants de Paloma Pradal. Sans oublier l’impressionnisme d’une Stella Vander (dont le pianiste est devenu le partenaire de scène depuis son entrée dans le groupe Magma à la fin de l’année 2019) ici plus proche d’un Gabriel Fauré que des urgences kobaïennes.

On peut bien sûr être plus ou moins réceptif à la sensibilité de telle ou telle interprétation, mais une chose est certaine : le cœur a parlé tout au long de ce compagnonnage qui, jamais, ne cherche à paraphraser les versions originales. Chaque voix est restée fidèle à elle-même, dessinant son propre monde, comme autant de petits satellites gravitant autour de la planète Legrand-Nougaro. Récemment, un humoriste (ou prétendu tel) s’est attaqué à cette montagne, échouant sur son versant rythmique. Avec Nougaro, rien ne sert d’être déférent, il vaut mieux être amoureux, passionnément. Quelque temps auparavant, le trio Minvielle - De Pourquery - Babx était parvenu à glisser sa singularité poétique tout au long d’un disque imaginé dans un respect mêlé d’une bonne dose de tendresse. Thierry Eliez, de son côté, fait avec Sur l’écran noir sa déclaration à ces deux grands, sans faute de goût. Et l’on se dit que ses nuits blanches sont sans doute plus belles que bien de nos jours !