Scènes

Dans la lumière de Grégory Privat

Nancy Jazz Pulsations 2021 # Chapitre VI – Mardi 12 octobre, Théâtre de la Manufacture : Trans(e)-Shootin-Express – Grégory Privat.


Grégory Privat Trio © Jacky Joannès

Une soirée, deux grands voyages. D’abord en direction d’un brassage des cultures, entre France, Maroc, jazz, rock et gnawa avec le projet Trans(e)-Shootin-Express ; puis vers le « soley » de la Martinique et la joie d’un pianiste « augmenté », Grégory Privat.

C’est un beau projet que celui imaginé par les quatre nancéiens de Shootin’ Chestnuts – dont les qualités du premier CD, Naninani ?!, n’ont pas manqué d’être soulignées ici-même – qui ont choisi d’unir leurs imaginaires à ceux de Black Koyo, une formation composée de jeunes musiciens gnawas du Maroc vivant aujourd’hui à Bruxelles, et emmenée par Hicham Bilali, chanteur et joueur de guembri. Le nom de code de cette union sacrée est Trans(e)-Shootin-Express, et s’avère une invitation au voyage. C’est en cela qu’il faut sans doute comprendre l’idée d’un Express qui filerait vers un ailleurs fraternel, chargé d’une humanité dont il est bon de souligner le caractère impérieux en ces temps de pré-campagne où l’Autre est plus que jamais pointé du doigt comme l’ennemi et la source de tous les dangers. Sur scène, le spectacle captive, instantanément. On comprend dès lors la double écriture du mot transe, avec ou sans parenthèses autour de la lettre e : il s’agit bien de fusionner, de brasser et creuser le sillon des différences dans une grande traversée de l’exaltation, pour avancer ensuite sur un chemin commun qui se révèle vite hypnotique et source d’un nouveau chant, dans une langue partagée. Les sonorités souvent jazz rock du quartet lorrain (Nicolas Arnoult : Wurlitzer, Christophe Castel : saxophones ténor et soprano, Mathieu Ambroziak : guitare et basse, Alexandre Ambroziak : batterie) offrent leurs climats électriques au guembri et au chant d’Hicham Bilali, aux voix et aux percussions d’Aziz Moustaid et d’Achraf Abantour. Et voilà que ces musiques en apparence différentes s’approchent l’une de l’autre, tournent et dansent, s’apprivoisent pour s’embras(s)er enfin et arborer leurs couleurs inédites. Trans(e)-Shootin’-Express, c’est une histoire d’alchimie.

Trans(e)-Shootin’-Express © Jacky Joannès

Grégrory Privat est en grande forme. Volontiers volubile, il explique non sans humour l’orthographe créole de Soley, son dernier disque. Mieux, il révèle qu’il faut aussi entendre ce mot comme l’acronyme de Serenity Optimism Light Energy You. Tout est dit, ou presque. Le coronavirus est passé par là, ce furent d’interminables mois de retrait avant les retrouvailles tant espérées avec un « vrai public ». Autant dire qu’une joie indicible est de mise et va irradier le Théâtre de la Manufacture tout au long de la soirée. En route donc, cap sur la Martinique, pour un périple baigné dans une lumière très particulière, celle des énergies conjuguées de trois musiciens qui n’ont pas leur pareil pour offrir eux aussi un grand spectacle. Et s’ils ne sont que trois, on se rend compte qu’on a affaire à ce qu’on nous pardonnera de considérer comme des « musiciens augmentés ». Celui qui fut le premier invité du Manu Jazz Club en décembre 2013 a pris une étonnante assurance, il est devenu un leader maître de cérémonie, bondissant, un vrai showman : au piano, mais aussi au synthétiseur Nord Stage et au chant, Grégory Privat est en mouvement constant, assis, debout, dansant, ses doigts filant d’un clavier à l’autre. Il est à lui seul une incarnation de cette joie d’être en musique à nouveau, dans une célébration pacifiée et mélodique aux couleurs caribéennes, mais pas seulement. Pour reprendre les termes de Patrick Chamoiseau : « Il faut imaginer l’espace scénique traversé par des stimulations harmoniques qui proviennent de toutes les musiques du monde ». Ce chant se veut bien plus universel et parle à chacun d’entre nous et à nos mémoires. Successeur de Linley Marthe dans le trio, Chris Jennings, droit et puissant, partenaire très expérimenté, sait faire chanter sa contrebasse, il peut aussi en zébrer la sonorité d’effets électroniques qui semblent surgis de nulle part. Tito Bertholo, jeune batteur puissant et polyphonique, recourt de temps à autre à un pad et enrichit la palette de ses couleurs. Il déferlera jusqu’au bout, offrant pour finir un solo à couper le souffle.

Grégory Privat © Jacky Joannès

Ils sont trois mais paraissent beaucoup plus tout au long d’un concert qui va défiler à une vitesse supersonique, entre explosions et instants plus suspendus, aux intonations mélancoliques. Mais toujours au moyen d’une succession de rebondissements qui culminera dans un rappel et une composition dont le titre parle de lui-même : « Le bonheur ». Oui, un bonheur exposé en pleine lumière, c’est bien de lui qu’il aura été question ce soir. Celui d’un retour à la vie.