Scènes

Jazzdor 2022 : week-end d’ouverture

Trois jours au Festival Jazzdor à Strasbourg les 4, 5 et 6 novembre 2022


Né à Strasbourg voici 37 ans et toujours installé là-bas malgré un rayonnement de plus en plus large, le festival Jazzdor est un des rendez-vous incontournables des musiques audacieuses. La volonté affichée de faire de l’Europe son terrain d’investigation en fait une vitrine des plus soignées de l’activité créatrice qui anime le vieux continent. Particulièrement dans son lien avec l’Allemagne toute proche. S’étendant sur deux semaines pleines jusqu’à la mi-novembre, le week-end d’ouverture était déjà copieux.

Vendredi 4. Soirée d’ouverture en grande pompe avec le quartet Aziza qui réunit Dave Holland, Chris Potter, Lionel Loueke et Eric Harland. Par principe, on se méfie de ces super groupes qui font de si belles affiches. L’histoire du jazz en est remplie ; elles ne fonctionnent pas toujours. Les musiciens enfilent les solos en jouant des trucs compliqués. On a l’impression d’être au cirque. Là, non. Un peu quand même si, mais le plaisir est réel. Surtout parce que Lionel Loueke attire les regards. Ceux des spectateurs et ceux de ses partenaires. Son intériorisation du rythme, sa décontraction naturelle en font un exemple à suivre (il se fend dès l’ouverture d’un solo magistral qui lance le concert avec tambour et trompette). Leader, Dave Holland ne s’y trompe pas, qui sourit tout du long. Il se place en-dessous et fait glisser sa ligne de basse avec un chaloupé imperturbable. Eric Harland de son côté est à l’affût et s’engouffre dans toutes les propositions, nourrissant sa batterie d’une polyrythmie enthousiaste qui ne faiblit pas, elle non plus. Chris Potter n’a plus qu’à se glisser dans ce bain bouillonnant, en le faisant mousser de phrasés rhythm and blues au son chaud. On est loin évidemment de Music for Two Basses ou Conference of the birds ; qu’on regrette ou non cette partie plus exploratoire du travail du contrebassiste, ici la musique coule sans jamais baisser en intensité. De surcroît, et c’est remarquable par les temps qui courent, la salle est comble et le public comblé.

Samedi 5. Durant les quinze prochains jours, les scènes seront nombreuses : La Filature à Mulhouse, l’Espace Apollonia, le Fossé des Treize, Reithale à Offenbourg, Le Point d’Eau à Ostwald, Maison des Arts à Lingolsheim, Centre Culturel Claude Vigée à Bischwiller, la Briquetterie à Schiltigheim. Cette vaste entreprise de diffusion joue aussi le petit commerce de proximité, histoire de trouver du jazz en bas de chez soi. Pour le premier week-end, tout se passe à la Cité de la Musique, imposant bâtiment dédié, comme son nom l’indique, à la musique et à son apprentissage (le Conservatoire s’y trouve également). Le concert de la veille s’est tenu dans le grand auditorium ; c’est dans une plus petite salle que l’après-midi est consacrée à trois groupes du dispositif Jazz Migration.

Jazz Migration accompagne les musiciens émergents de la scène française. Ce sont : Suzanne, Nout et Coccolite. Le premier est un trio atypique : alto (Maëlle Desbrosses), guitare acoustique (Pierre Tereygeol), clarinette basse (Hélène Duret). La musique est très chambriste (lisez l’entretien de Suzanne), savoureusement tortueuse mais toujours équilibrée dans la répartition des voix. On se perd parfois, tant ils ont envie de dire, mais la balade est agréable.

Le groupe Nout est une gifle en pleine figure. Power jazz, punk jazz, faut-il leur donner une étiquette que Delphine Joussein (flûte + effets), Rafaëlle Rinaudo (harpe + effet) et Blanche Lafuente (batterie ravageuse) déchireraient aussitôt ? Elles font monter la tension puis la libèrent avec éclat. Aussi surprenant que cela soit, on songe à Scum, premier album de Napalm Death, groupe fondateur du grind core, metal le plus extrême. Sur des titres très brefs, le groupe décharge une violence sonore jouissive. Les filles sont aussi dans la danse et les mélodies prenantes, mais un pont est jeté entre les deux pratiques. Ce qui ne fait pas l’ombre d’un Nout.

Coccolite clôt l’après-midi. Trio encore : Nicolas Derand, Timothée Robert, Julien Sérié : claviers, basse, batterie jouent des textures épaisses à grands renforts d’effets et d’incrustations diverses. La basse est puissante, la batterie technique, le clavier omniprésent. C’est ambitieux mais ça ne marche pas pour tout le monde.

Oli Steidle, photo Gérard Boisnel

On se dégourdit les jambes dans le quartier récent autour de la Cité avec un crochet par la grande bibliothèque située juste derrière. Puis vient une soirée fortement attendue. Vox est le nouveau programme de David Chevallier. Il le joue pour la première fois et le projet est aussi original qu’audacieux. Il accompagne seul à la guitare (complétée par quelques effets discrets) trois voix distinctes au possible. Anne Magouët, soprano lyrique, Élise Dabrowski mezzo vocaliste, David Linx ténor jazz. Ils déconstruisent, réinventent, réactualisent des pièces de Purcell. Les registres vocaux induisent des univers radicalement différents et cette hybridation est parfois déroutante. Certains moments, en revanche, sont saisissants.

Sur le papier, la rencontre est improbable. Killing Popes invite Marc Ducret et Claudia Solal. C’est un match retour, d’ailleurs, puisque cette configuration a joué telle quelle à Jazzdor Berlin en juin dernier. Pourquoi improbable puisque les musiques issues du jazz se prêtent à des croisements et des rencontres, même éphémères ? Parce que Killing Popes est le groupe le plus étrange, le plus lunaire, tout simplement le plus fou de notre époque. Quatre Allemands et un Danois, le batteur Oli Steidle et leader. La musique est discontinue, éparse, elle joue sur des couches successives de tempi variables – rapide, très rapide, lent soudain, et les cellules harmonico-ryhtmiques qui empruntent à la pop, au rock apparaissent ou disparaissent. Chacun semble jouer dans son coin, quelques lignes de-ci, de-là, ça se croise et, comme par magie, le tout tient ensemble avec force : le charme opère.

Que peuvent faire alors, dans un tissu sonore aussi instable et dense, deux personnalités extérieures ? Elles composent avec les éléments. Ducret joue de l’électricité ; attentif, aux aguets, il place quelques fulgurances qui lacèrent l’espace. Claudia Solal, elle, n’a pas la partie facile mais elle s’en sort bien. Elle plonge dans le maelström et sa voix est une lumière dont on entend les inflexions, apportant même un supplément d’incarnation humaine, avec une obstination qui paye, à cette musique abstraite.

Dimanche 6. Philippe Ochem est le directeur de Jazzdor. Il programme, monte et défend des projets bec et ongles auprès des institutions. Il prend des risques et déploie Jazzdor partout en Europe (Berlin déjà et bientôt Dresde ou Budapest). Il présente les concerts avec humour, sans insistance. Philippe Ochem, s’il est indispensable, n’est pas seul. Il est entouré d’une équipe discrète et efficace. Toujours accueillants et souriants, disponibles à tous instants et professionnels jusqu’à pas d’heure, les membres de cette équipe rendent fluide cette grosse machine. Côté public, on ne se rend compte de rien, tout semble normal. Cette transparence est la preuve de leur efficacité.

L’après-midi du dimanche commence en douceur. T.I.M. joue une musique répétitive faite de douceur et de chants. Karoline Wallace et Helga Myhr sont norvégiennes et chantent des chansons folk. On voyage aussitôt, accompagné par un violon hardanger à la sonorité délicieusement grinçante ; le piano hypnotique de Sébastien Palis (on le connaît chez Papanosh) nous prend par la main et ce sont les forêts, les paysages immenses et des images évocatoires.

Rodrigo Ferreira, photo Christophe Charpenel

Le dimanche, le dernier double concert est à 17 h. Kuu ! est un quartet électrique. On y retrouve Frank Möbus, le guitariste de Killing Popes, et Kalle Kalima (qu’on découvre quand tout le monde semble le connaître. Il est toujours temps d’être moins ignorant). Jelena Kuljić à la voix est serbe. Christian Lillinger est à la batterie. Pas encore assis qu’il frappe en tous sens pour ne jamais s’arrêter. Sans jamais déborder néanmoins : il est d’une précision chirurgicale. Le groupe n’est pas vraiment du jazz, plutôt du punk rock. Mais on aime beaucoup aussi ; les guitares sont saturées et tortueuses. Elles se fracassent l’une contre l’autre, la chanteuse hurle comme il se doit et la tension monte dans les paroxysmes. On se prend à taper du pied et bouger la tête, prêt à sauter dans le public.

Puis vient le grande finale du week-end. Lady M, l’œuvre opératique de Marc Ducret. On ne revient pas sur les qualités du répertoire, on les a louées par ailleurs et le musicien lui-même en a parfaitement défini les contours dans un [entretien à Citizen Jazz->https://www.citizenjazz.com/Mister-Ducret-Lady-M.html. Deux chanteurs lyriques et huit musiciens investissent le plateau. Repoussé pour cause de COVID, peu joué par frilosité des programmateurs, le répertoire n’en est pourtant pas à sa première et on sent vite que les musiciens l’ont dans les doigts. Les intentions sont justes et la concentration que nécessite l’exécution de la partition n’empêche pas une interprétation affirmée. De fait, on embarque immédiatement. Plus rien n’existe, on est dans la pièce. Rodrigo Ferreira impressionne par sa voix et aussi sa posture, ce masque magnifique de colère fermée. Les instruments deviennent des personnages à part entière, Régis Huby entre avec fracas dans un monologue démesuré quand Bruno Chevillon, dont c’est pourtant la première (il remplace Joachim Florent) déroule un solo à la contrebasse qui est une merveille d’équilibre et d’expressivité.

La mobilité stylistique joue de toutes les variations, les associations timbrales sont poussées au maximum de leur capacité (la trompette de Sylvain Bardiau et la clarinette de Catherine Delaunay agglomérées longuement dans un passage bruitiste) et la narration, qui avance inexorablement, nous arrache à nous-même. Deux mains ne suffisent pas pour applaudir à tout rompre. Rideau, fin du concert, fin du week-end pour le chroniqueur. Le festival se poursuit : Roberto Negro et l’Ensemble Intercontemporain, Samuel Blaser, Vincent Courtois et Bruno Chevillon, Leïla Martial et Valentin Ceccaldi, Tony Malaby, Jozef Dumoulin, Samuel Ber, Aki Takase’s Japanic, etc., etc. Une corne d’abondance !