Eivind Aarset, Jan Bang : les deux font la paire
Deux albums convaincants soulignent l’inventivité du duo Eivind Aarset et Jan Bang.
Depuis une trentaine d’années, Eivind Aarset et Jan Bang ont pris un malin plaisir à marier leurs sonorités instrumentales et à en extraire l’inattendu. Leur premier album publié en 2020, Snow Catches On Her Eyelashes, témoigne de leur curiosité commune. La recette est simple : le duo construit une trame musicale aisément identifiable mais en prenant soin d’inviter des intervenant·es. Cela permet d’ouvrir de nombreux champs exploratoires qui fluctuent dans leur dernier disque publié en 2023, Last Two Inches Of Sky.
Le titre Snow Catches On Her Eyelashes, « La neige colle à ses cils », pourrait faire allusion aux formes d’introspection psychologique qui peuplent l’univers d’Ingmar Bergman : le couple Eivind Aarset - Jan Bang décrit avec talent ce qui n’est pas forcément visible ou audible au premier abord. La trame musicale paraît lisse, comme revêtue d’un drap blanc qui ne révèlerait ses surprises qu’une fois qu’on arriverait à y déceler des aspérités. Les textures empreintes de neutralité de « Purplebright » et « Asphalt Lake » sont également trompeuses, une vie souterraine s’y développe intelligemment. Doit-on voir là une parcelle du travail élaboré par les deux musiciens depuis leur participation aux groupes de Nils Petter Molvaer, Ketil Bjørnstad ou Arild Andersen ? Sans aucun doute. Le volet minimaliste apparaît alors comme une tentative de s’extirper des lourdes conventions de l’écriture musicale.
Parsemée délicatement dans « Two Days In June », la nonchalance provoque l’émerveillement. Des évocations rappelant Manuel Göttsching - guitariste comme Eivind Aarset - et son chef-d’œuvre E2-E4 apparaissent dans « The Witness », de même que certaines évocations cosmiques chères à Klaus Schulze. La présence dans ce morceau d’Anders Engen aux cymbales et d’Audun Erlien à la basse étoffe remarquablement cette atmosphère singulière.
Les voies qu’empruntent « Inner Sphere » et « Monochrome » proposent l’approfondissement des sonorités synthétiques et permettent à Snow Catches On Her Eyelashes d’énoncer l’ébauche de ce que sera Last Two Inches Of Sky.
Last Two Inches Of Sky renouvelle l’architecture musicale des deux compositeurs norvégiens ; le bassiste Audun Erlien, le batteur Anders Engen et le percussionniste Adam Rudolph s’intègrent au duo initial. La guitare éthérée d’Eivind Aarset, influencée par le new urban jazz, structure malicieusement les rapports entre de multiples sonorités. Les trouvailles rythmico-mélodiques ne manquent pas : dans « Fire Dancer », le suspense est omniprésent comme dans « City Never Sleeps », au titre très explicite. Jan Bang perfectionne sa technique d’échantillonnage des sons tout en y intégrant une diversité stylistique. La voix de Nona Hendryx et le trombone de Gianluca Petrella confirment cette mutation convaincante dans « Legion ».
Last Two Inches Of Sky incarne le rêve d’une musique totale de la part des deux leaders ; la voix et le synthétiseur de Tim Elsenburg orientent la composition titre « Last Two Inches Of Sky » vers un format pop qui s’unit aux divers traitements sonores d’Erik Honoré. Eivind Aarset et Jan Bang ne s’interdisent rien. Mais ce sont bien « Minute Warning » et « Two Predators Circle Above A Forest » qui demeurent les compositions les plus enthousiasmantes, à l’image de l’accomplissement d’un acte différé qui parvient à prendre corps.
La créativité de ces deux bâtisseurs de ponts que sont Eivind Aarset et Jan Bang fait de Last Two Inches of Sky un album électronique de référence.