Chronique

Tigran Hamasyan

Atmosphères

Tigran Hamasyan (p), Arve Henriksen (tp), Eivind Aarset (g), Jan Bang (samples)

Label / Distribution : ECM

Sans doute suffisait-il de se pencher sur la pochette (une chaîne de montagnes dont les crêtes émergent de la brume) ou, mieux, retourner le disque et lire le titre de chacune des quinze pièces qui composent ce double album (une série de Traces, numérotées de I à X, parcourt en effet les deux faces) pour comprendre qu’il s’agirait de découvrir bientôt, dans cette écoute, des paysages sonores.

Et pourtant, dès la première minute, l’oreille seule, captivée, intriguée, inquiétée même, sait qu’elle entreprend là un curieux voyage − on comprendra que l’image n’est pas nécessaire quand la musique devient capable d’ouvrir aussi largement à elle seule un tel espace sonore. La preuve, c’est qu’elle y trouve immédiatement deux guides, cette oreille aventureuse, poussée sur un chemin que viennent régulièrement balayer vents électroniques, plaintives rafales de trompette, soudains soulèvements de nappes sonores, éphémères lueurs d’électricité aussi : d’abord, les pas d’« ivoire » de Tigran Hamasyan dont elle suit aussitôt, plus qu’elle ne l’accompagne, la marche mélodique, tantôt prudente, patiente, magnifiquement tâtonnante aussi et tantôt enjouée, précipitée, presque boiteuse ; ensuite le souffle lointain, serré, de la trompette d’Arve Henriksen qui donne aux lents plateaux sur lesquels on circule la couleur d’une Asie incertaine, parfois l’étoffe de voix de femmes invisibles et implorant du fond des vallées (« Angel of Girona »), parfois l’écho de fêtes à venir, parfois seulement la fugacité d’un mystère approché de trop loin (« Traces X »).

L’oreille avance donc de proche en proche dans cet espace dense, au milieu des brumes sonores savamment construites par les samples de Jan Bang (réalisées et lancées pendant l’improvisation collective) et les effets électroniquement organiques de Eivind Aarset (deux musiciens qui ont souvent œuvré ensemble, notamment au côté de Nils Petter Molvaer). Et si, dans ce monde rude par sa beauté, on avance avec une sorte de sérénité ébahie, c’est que chacun de ces musiciens, à sa façon, nous invite à suivre ses traces et venir respirer avec lui l’air divin des hautes atmosphères − divin oui car, enregistré quelques mois avant l’album Luys I Luso de Tigran, consacrée à la musique sacrée arménienne, ce disque contient plusieurs thèmes du compositeur arménien Komitas Vardapet (1869-1935).