Sur la platine

Ferdinando Romano entre romantisme et modernisme

Ferdinando Romano gravit les échelons musicaux à grande vitesse.


Ferdinando Romano © Valentina Cipriani

Ferdinando Romano a bénéficié d’une reconnaissance importante en Italie lors de la publication de son album Totem. Invité prestigieux, le trompettiste Ralph Alessi a fait scintiller les compositions écrites par le contrebassiste. S’il fut vite consacré à cette époque comme meilleur talent italien en 2020 par la revue Musica Jazz, la popularité de Ferdinando Romano n’a cessé de croître, ce qui lui a permis de côtoyer des musicien·ne·s de renom. Un cap est franchi en 2023 avec l’album Invisible Painters qui mélange jazz et électronique. Il est temps de passer à la loupe ces deux disques tout à la fois complémentaires et percutants.

La leçon des anciens a été bien intégrée : à l’écoute de Totem publié chez Losen Records un nom revient, celui de Dave Holland, lorsque celui ci enregistrait en quintet avec un vibraphoniste. Ici les ambiances feutrées se succèdent, la prise de risque se situe à la marge. Les musiciens enserrent le contrebassiste leader qui a brillamment intégré Ralph Alessi dans sa formation sans qu’une quelconque hégémonie ne transparaisse.

Les intonations demeurent orthodoxes : « The Gecko » annonce la contrebasse qui trace une voie dans laquelle la trompette développe une improvisation abrupte, le saxophone alto de Simone Alessandrini inscrit un contre-chant harmonieux bientôt rejoint par l’inventivité de Nazareno Caputo au vibraphone. L’économie de notes, telle est la devise du pianiste Manuel Magrini toujours prompt à relancer la formation. Le jeu stimulant de Ferdinando Romano prend toute sa mesure avec son intervention soliste dans le bien nommé « Evocation ». Les tonalités impressionnistes se succèdent dans « Wolf Totem » qui plonge dans un mode de jeu hérité de la west-coast, Ralph Alessi est flamboyant, son jeu atteint un lyrisme confondant. « Curly » trempe dans une atmosphère héritée de Miles avec la sourdine de la trompette, piano, contrebasse et batterie jouant sur des œufs. Une approche plus abstraite gagne « Sea Crossing Part 1 », imprégné de la fougue de l’altiste et du batteur Giovanni Paolo Liguori, alors que le vibraphoniste s’extrait de la masse sonore dans « Sea Crossing Part 2 ». La fluidité du saxophone soprano de Simone Alessandrini se marie avec le bugle de Tommaso Iacoviello dans « Memories Reprise » qui contraste avec les tourments de « Mirrors ».

La collaboration de Ralph Alessi avec Ferdinando Romano a sans aucun doute donné de l’assurance à ce dernier, entouré d’excellents partenaires. La musique vise l’élégance, encore un peu timide par instants, mais elle est toujours d’une qualité d’exécution parfaite. La construction harmonique, si elle reste conventionnelle, a le mérite de viser la diversité ; c’est ce qui va guider Ferdinando Romano dans son nouvel album au titre évocateur Invisible Painters.

Ce nouveau disque édité par Jam/UnJam fait la part belle à l’électronique et instaure un changement radical d’instrumentistes. Invisible Painters aborde des zones d’ombre, l’acoustique y demeure présente mais de manière parcellaire. Cette avancée dans le monde des machines permet une régénération musicale qui laisse libre cours à l’imaginaire.

« The Dreamers » porte bien son nom, des vaguelettes soniques se succèdent, les quelques notes au piano sont passées au scalpel par les processus numériques utilisés par Ferdinando Romano et Elias Stemeseder. Les clarinettes percent tout juste l’obscurité, enfouies dans les nappes des synthétiseurs. Inspirée, Evita Polidoro, bercée par l’ambient electronica tout autant que par le post punk, donne une belle leçon de batterie dans « Origami Playground », sa participation à la formation Fearless Five d’Enrico Rava confirme sa formidable polyvalence. Le soutien rythmique qu’elle procure à la clarinette basse de Federico Calcagno allie efficacité et sobriété. Les échos du Prophet 5 qui se faufilent dans « Vortex » font face aux introspections des Ondes Martenot manipulées délicieusement par Christine Ott dans « La figurazione delle cose invisibili ». Si un moment de répit plus conformiste se ressent dans « Life Story », c’est l’esprit d’innovation qui reprend le dessus dans l’aérien « Vincent’s Room », nourri par un tempo saccadé.

Les ambiances contemplatives qui peuplent Invisible Painters témoignent de la remise en question qu’a accomplie Ferdinando Romano. Il n’est plus question d’aborder des structures musicales standardisées, mais de redonner du souffle avec une musique de son temps. La force du jazz a toujours été de pouvoir absorber d’autres univers musicaux afin de se régénérer, Ferdinando Romano devient l’un des acteurs de ce renouveau .