Chronique

Eve Beuvens

Noordzee

Eve Beuvens (p, Yannick Peeters (cb), Lionel Beuvens (dm), Joachim Badenhorst (ts, cl)

Label / Distribution : Igloo

Vous êtes-vous déjà baladé du côté de la Mer du Nord ? Avez-vous déjà ressenti sa douce tristesse apportée d’on ne sait où par les embruns ? Goûté au timide soleil qui joue à cache-cache avec les nuages ? Noordzee reflète assez bien ce sentiment. On y retrouve un frisson de mélancolie toujours démenti par un optimisme discret.

Eve Beuvens signe ici un premier album plein de maturité. Bien qu’influencée par ses maîtres, (Nathalie Loriers, John Taylor ou Diederik Wissels), cette pianiste belge sème çà et là les bases d’une musique déjà personnelle. Outre ses complices habituels, Yannick Peeters à la contrebasse et Lionel Beuvens (son frère) à la batterie, Eve a invité sur plusieurs titres l’excellent saxophoniste et clarinettiste Joachim Badenhorst. De quoi ajouter un supplément de vague à l’âme à l’album.

Pour être parfois mélancolique, Noordzee n’en est pas triste pour autant, loin de là. On aurait plutôt tendance à flotter dans la douceur et la rêverie. Ce trio aime installer un climat mystérieux, un confort étrange, parfois inconfortable. Les compositions sont souvent tortueuses, subtiles mais ouvertes au dialogue. D’ailleurs, Eve Beuvens n’hésite pas à laisser parler la belle sonorité et moelleuse de la contrebasse sur « Bij Mij », par exemple. Son toucher n’en est que plus scintillant. Elle joue à l’économie, distille les notes à bon escient, toujours à l’écoute de la mélodie. Sa main gauche fait résonner des graves… très graves, à la manière d’un Lennie Tristano, et les silences jouent le rôle d’un musicien à part entière (« Compo 2 »). Le sax ou la clarinette de Bandenhorst accentuent cette ambiance brumeuse et incertaine. Loin de ressasser une idée, le trio prend des risques, n’hésite pas à bousculer les thèmes. Les riffs évoluent, les motifs deviennent de plus en plus tendus et oppressants jusqu’à éclater avec une légèreté libératrice. On écoute les notes comme on suit du regard un papier pris dans un tourbillon, sans savoir où le vent va le déposer. Va-t-il s’envoler à tout jamais ? Être abandonné sur une digue de la Mer du Nord ?

Au fil du disque, Eve Beuvens nous entraîne dans son monde. Ici, un thème lumineux aux phrases comme inachevées, au jeu pourtant franc et à la prise de parole assumée (« Fragile »). Là, une ballade tout en finesse, mi-valse, mi-tango (« 44 »). Et plus loin, une reprise de « Alone Together » en mode hyper intimiste sur des arrangements nocturnes… Dans un registre plus nerveux, « Looking For Trouble » nous emmène au cœur d’une série noire où un swing haletant semble vouloir nous coincer dans une sombre impasse. Aux drums, Lionel Beuvens trouve une échappatoire grâce à un solo final brutal, sec et ferme. « Little Scorpions », lui, avance par à coup, par brisures et changements de directions. Le jeu devient désinvolte et foisonnant, insaisissable et léger. Eve Beuvens, peu bavarde, préfère jouer les questions-réponses - questions courtes et réponses qui fusent… tantôt côté contrebasse, tantôt côté batterie, et pas toujours dans le même ordre. Interaction parfaite, sens du partage… le trio est soudé. Comme un résumé, le morceau-titre clôt l’album de façon très dépouillée. Au loin, l’horizon… qui n’est certainement pas une fin en soi.