Scènes

Blue Note Records Festival 2007

La programmation de cette sixième édition fait une large place aux Big Bands, mais n’oublie pas non plus les petites formations, les chanteurs et autres valeurs sûres, belges et internationales.


Sous un ciel un peu gris et incertain, le traditionnel chapiteau blanc, qui protège la scène et les arbres du verger du Bijloke à Gand, était prêt à accueillir, en ce début juillet 2007, la belle affiche de la sixième édition du Blue Note Records Festival.

Cette année, la programmation fait une large place aux Big Bands, mais n’oublie pas non plus les petites formations, les chanteurs et autres valeurs sûres belges et internationales. Et comme d’habitude le festival ouvre également l’horizon du jazz - avec point d’exclamation - en invitant des artistes à la lisière de cette musique sous l’appellation « All That Jazz »… avec point d’interrogation ( comme Sly and the Family Stone, Cinematic Orchestra ou encore Amon Tobin… ).

Passons en revue quelques-uns des concerts les plus intéressants auxquels nous avons eu l’occasion d’assister.

Charles Tolliver © Jos L. Knaepen/Vues sur Scènes

La première journée voit défiler deux Big Bands assez différents.
Celui du trompettiste Charles Tolliver d’abord. Plus habitué aux petites formations, le leader laisse beaucoup de place aux excellents solistes qui l’accompagnent (tel Aaron Johnson ou Stafford Hunter, pour ne citer qu’eux), mais s’autorise, bien sûr, à prendre la plus grande partie des solos. Il dirige d’ailleurs son ensemble comme un quartet ou un quintet. Il focalise plus son propos sur l’énergie que sur les arrangements ou d’éventuelles mises en place bien rodées. Cela donne un côté sale, un peu « messy » au groupe qui n’est pas pour déplaire à l’amateur de jazz. On retrouve ce côté « roots » et l’urgence du propos sur un « Rejoicin’ » excitant et brutal. Même si il est touchant dans les ballades comme « Round Midnight », c’est sur les tempos rapides que Tolliver est le plus convaincant. La liberté de ton et les espaces ménagés aux improvisations très bop permettent à Billy Harper (ts) ou à l’excellent Georges Cables (p) de s’exprimer totalement et de faire monter la pression. De même, la connivence entre Cecil McBee (b) et Tolliver nous fait vivre un intense « Mournin’ Variations », tendu et jouissif.

Changement de style avec le Vanguard Jazz Orchestra. L’approche est ici assez différente, et le band joue franchement la carte du swing à la Count Basie. Le son est plus policé, le Big Band huilé et rodé à la perfection. Les mélodies glissent sous les doigts de Jim McNeely et swinguent sous l’impulsion du tromboniste John Mosca ( leader et dépositaire du VJO fondé par Mel Lewis et Thad Jones à la fin des années ’60 ).
Dans ce contexte, il est normal que l’invité « local » de la soirée, Bert Joris, trouve sa place sans complexe. Souplesse dans les changements de rythme, attaques nerveuses, réponses vives, le trompettiste n’a rien à envier à un Franck Green ou un Nick Marcione. La tradition a du bon quand on sait la faire vivre.

Vers 23 heures, c’est le quintet de Kenny Werner qui a les honneurs de clôturer cette première journée. Venu présenter son dernier album, Lawn Chair Society, le pianiste américain a aussi invité son vieil ami Toots Thielemans. L’émotion est palpable et le concert de très belle facture. Werner a mis de côté les quelques effets électro que l’on peut entendre sur l’album, pour travailler les compositions et en faire ressortir le côté touchant (« The13th Day », par exemple ). Il est aidé en cela par un excellent David Sanchez (bien plus convaincant ici qu’avec son propre groupe lors du récent festival Jazz à Liège), ainsi que par Randy Brecker, précieux et fougueux sur l’imprévisible « Inaugural Balls ». On soulignera aussi l’explosivité à la batterie de la belle Cindy Blackman et le jeu tout en nuances de Scott Colley à la contrebasse. Toots, quant à lui, se fond avec délectation dans cet univers où « New Amsterdam » ou encore le très beau et très sensible « Uncovered Heart » défilent avec justesse et à-propos. Bien sûr le ketje de Bruxelles sera mis en avant sur ses thèmes de prédilection comme « Stella By Starlight » ou « You Must Believe In Spring », qu’il joue avec sensibilité, laissant de côté son penchant pour le cabotinage afin de laisser la place à la musique. Et quelle musique ! Quel musicien !

Gianluca Petrella © Jos L. Knaepen/Vues sur Scènes

La deuxième journée s’ouvre avec le jazz impertinent et parfois déroutant de Gianluca Petrella. Déstabilisant d’entrée de jeu, histoire de montrer clairement l’objectif qu’il s’est fixé, Petrella nous invite à suivre son chemin musical imprégné de l’esprit de Monk, d’Ellington ou de Mingus. Le tout passé à la moulinette free d’un Ornette Coleman, de l’électro et d’autres musiques improvisées ou contemporaines. Et comme il est italien, le tromboniste n’a pas son pareil pour faire chanter des thèmes parfois assez destructurés (il chante même dans son instrument). Le groupe est soudé et le groove, omniprésent, soutenu par un éblouissant Paolino Della Porta à la contrebasse et un tonitruant Francesco Bearzatti aux saxophone et clarinette. Ajoutez à cela l’énergique batteur Fabio Accardi et vous obtenez un quintet explosif proposant un jazz très actuel qui n’oublie pas ses origines. Un jazz juste assez excentrique et spirituel pour conquérir aussi bien un large public que les jazzeux pointilleux. Excellente découverte.

Franck Vaganée n’était pas venu avec son Big Band (le BJO) cette fois-ci, mais avec le pianiste Mike Del Ferro, avec qui il a collaboré voici quelques années. Sur une base assez swinguante dans l’ensemble, le quartet, reformé depuis peu, n’hésite pas non plus à jouer le détricotage mélodique. Sous l’influence du jeu très contemporain de Del Ferro, le groupe explore des mélodies parfois complexes. Cela contraste avec les phrases parfois très parkeriennes de Vaganée. Celui-ci n’hésite pas à prendre des solos puissants, d’une virtuosité épatante. Le liant de ce groupe serait-il l’incontournable et subtil batteur Dré Pallemaerts ? Capable de caresses comme de frappes cinglantes, nous naviguons avec lui, entre lyrisme et fougue bebop. Le groupe explore aussi diverses contrées, allant du swing au blues, en passant par la ballade ou les inflexions classiques. Le quartet propose souvent des thèmes incisifs et bouillonnants, mais parfois aussi, il faut le dire, des moments un peu plus distendus qui présentent moins d’intérêt.

Stephane et Lionel Belmondo & Yusef Lateef © Jos L. Knaepen/Vues sur Scènes

Le grand moment de ce deuxième jour est sans nul doute le concert des frères Belmondo avec Yusef Lateef. Entrée en matière très zen et très dépouillée. À l’aide de clochettes, de conques, de souffles continus, de rythmes langoureux et lancinants, le groupe impose, sans forcer, le silence, voire le recueillement dans la salle. Lateef dépose délicatement des ondulations orientales à la flûte, faites de longues respirations intérieures. La vie du musicien passe littéralement par l’instrument. La sensibilité est à fleur de peau. Il fredonne comme un enfant perdu quelques phrases de « Sometimes I Feel Like A Motherless Child ». Frisson.

Les trois souffleurs se relaient avec une souplesse et une fluidité fragiles. La musique est dématérialisée, elle flotte dans la salle, entre dans la peau des auditeurs. On sent tout le groupe sur la même longueur d’onde. Quand Lionel ou Stéphane Belmondo cessent de souffler, c’est Laurent Fickelson qui reprend le témoin au piano. Sylvain Romano (cb) et Dré Pallemaerts (dm) plus léger que jamais, maintiennent une tension brûlante. Puis, quand Lateef reprend le sax, il fait jaillir un son gras et grenu. Un son empli d’histoire. Son jeu, tout en intériorité, croise celui plus brillant de Lionel ou plus orageux de Stéphane. À leur manière, les musiciens rendent hommage à John Coltrane en terminant le concert sur des citations de « A Love Supreme ». Le public debout applaudit à tout rompre. Magique.

C’est à nouveau un Big Band qui clôt cette journée riche en émotions, celui de Wynton Marsalis. Mais malgré sa qualité musicale indéniable, le The Lincoln Center Orchestra ne parviendra pas à faire oublier le concert précédent. Il s’agit ici, bien sûr, d’un tout autre genre de jazz. Mais swing et bop très traditionnels restent bien trop policés pour engendrer une réelle émotion. Seul le leader vient au devant de la scène lors des solos, alors que Marcus Printup (tp), Chris Creenshaw (tb) ou Ted Nash (as) auraient bien mérité, eux aussi, cette place.
Tout cela est excessivement bien exécuté, mais reste quand même sage et très prévisible.

Flavio Boltro & Jef Neve © Jos L. Knaepen/Vues sur Scènes

Le troisième jour voit Flavio Boltro invité par la vedette montante du plat pays, le pianiste Jef Neve. On peut constater avec bonheur que la marge de progression du pianiste belge est loin d’être atteinte. Sa musique s’est resserrée, affûtée pour se concentrer sur l’essentiel. Le trio fait ressortir d’autant mieux les riches compositions. On est toujours ébloui par l’exécution impeccable des thèmes évolutifs du pianiste et l’osmose qui règne entre les membres du groupe : Teun Verbruggen, jamais prêt à calmer le jeu et Piet Verbiest en solide gardien du tempo. Le son de Boltro, ample, rappelle parfois celui d’Armstrong. L’alchimie fonctionne automatiquement et le hard bop enchante le public nombreux.

Kurt Elling © Jos L. Knaepen/Vues sur Scènes

Le style, la présence et la classe ensuite, avec Kurt Elling. Dans la cour des chanteurs et vocalistes, nul doute qu’il a trouvé sa place. La voix grave et l’élégance du geste nous font songer parfois à Frank Sinatra. Elling possède un grain unique, un vrai sens du phrasé. Sourire désarmant, contact facile avec le public, décontraction et humour, il n’a qu’à dérouler ses chansons. Entre ballades soyeuses et blues puissants, il éblouit par ses vocalese sur des tempos rapides. On ne peut s’empêcher de penser à Jon Hendrix. Le dialogue avec son pianiste Laurence Hobgood est plein de finesse, et lorsqu’il improvise sur le « Resolution » de Coltrane, on ne peut que saluer la performance. Mais on pourrait lui reprocher quelques moments un peu sirupeux (sur « Louise » par exemple).

Invité, sans doute, à faire la jonction entre « Jazz (!) » et « Jazz (?) », Soledad est un quintet qui travaille sur une musique latine, entre tango et fado. Astor Piazzola n’est pas loin, et c’est évidemment une belle source d’influence pour ce groupe belge de réputation européenne. La virtuosité du guitariste-leader, Patrick De Schuyter, n’est plus à démontrer. Après un début assez entraînant, le concert s’enferre dans une série de thèmes mélancoliques, doux et joliment interprété mais manquant parfois de rebondissements. Certains morceaux sont d’une infinie tristesse mais aussi, parfois, malheureusement assez prévisibles. Avec Philip Catherine en invité, on pouvait espérer un regain d’intensité et de surprise. Malgré quelques instants plus swinguants (« Tanganika » ou « Chin Chin ») qui permettent quelques belles interventions du violoniste Manu Comté, l’ensemble reste un peu poli.

Chick Corea & Gary Burton©Jos L. Knaepen

Place au duo sacré : Chick Corea/Gary Burton. Les deux complices, très décontractés et heureux d’être ensemble, font rêver et sourire un public en attente légitime de belles sensations. On est d’emblée subjugué par la facilité et le plaisir qu’ont ces deux monstres à jouer ensemble. Le plaisir est communicatif et bien vite le concert atteint des sommets. Gary Burton joue avec nonchalance mais jubilation « Love Castle » et autres « Mode Of Sense ». Les échanges sont riches, le duo se lance des défis. Les deux virtuoses rendent hommage à Bud Powel, à Monk et au bebop en général. Corea égrène les notes cristallines, joue parfois stride, trouve un écho au jeu souple de Burton. Pas avare de facéties, le pianiste viendra en fin de concert partager le vibraphone avec Burton pour un morceau à quatre mains. Tous cela dans la bonne humeur et avec un niveau de jeu époustouflant. Deux grands hommes mettaient un terme à cette brillante troisième journée.

Le surlendemain ( une journée « off » ayant été décrétée pour permettre l’arrivée du Tour de France dans la cité flamande ) Stacy Kent vient proposer ses gentilles chansons. Jolie voix, elle mélange jazz traditionnel et mélodies françaises des années soixante. Elle reprend ainsi « Ces petits riens » de Gainsbourg, « Samba Saravah » de Pierre Barouh puis « Jardin d’hiver » d’Henri Salvador avant de revenir sur les standards comme « If I Were A Bell » ou encore un « Never Let Me Go » un peu faible. Agréable concert. Sans plus.

Charlie Haden © Jos L. Knaepen/Vues sur Scènes

Rien à voir avec la fabuleuse prestation de Charlie Haden et son Quartet West. À la place du regretté Billy Higgins, c’est Rodney Green qui tenait les baguettes.
À par cela, il s’agissait du groupe d’origine qui fêtait ses 21 ans d’existence : Ernie Watts au sax et l’excellent Alan Broadbent au piano. Après un démarrage en souplesse et en douceur qui permet d’entendre une ou deux longues interventions du contrebassiste, le concert décolle vraiment quand le groupe attaque « Child’s Play » dans un style « calypso ». Ernie Watts s’emballe alors et part dans des solos pleins de ferveur. Mais c’est lorsque le groupe reprend « Lonely Woman » que l’on passe à un niveau supérieur. Le sax prend des accents free tandis que Broadbent, dans une approche très ouverte aussi, s’engouffre dans de longues improvisations. Entre échappées contemporaines où le pianiste destructure totalement les thèmes et « vamps » exaltants, le quartet offre toute la palette de son talent. Quelques touches de classique renchérissent encore le propos avant un final swinguant et puissant. Ce quartet n’a pas que de beaux restes, il est la preuve vivante que le jazz se joue avant tout avec les tripes.

Rendez-vous l’année prochaine pour reprendre la température des jazz.