Scènes

Jazz à L’Étage, ça grimpe !

Reportage sur le festival en texte et en images dessinées.


La huitième édition du festival Jazz à L’Étage a eu lieu du 10 mars au 2 avril 2017. L’occasion de faire entendre du jazz à Rennes et Saint-Malo mais aussi dans toute l’agglomération rennaise avec même une incursion en Morbihan. Pour les concerts, la manifestation s’est recentrée sur ses lieux d’origine, L’Étage à Rennes et le théâtre Chateaubriand à Saint-Malo.

Ce que les organisateurs appellent des « Transversales » a permis d’entendre des concerts-conférences avec Nicolas Bras, Laura Perrudin, Laurent de Wilde et Ludovic Ernault. Le public a pu pratiquer la construction d’instruments, découvrir la lutherie avec Sébastien Aquilina et profiter d’une exposition des concerts dessinés de Lydiane Ferreri. Enfin les musiciens du collectif rennais La Marquise ont régalé chaque soir les festivaliers avec leurs concerts gratuits, à l’heure de l’apéritif.

Alain Jean-Marie : piano

Mercredi 29 mars 2017 : soirée Monk
Alain Jean-Marie et Jérémy Soudant : sur les ailes de la musique
On ne présente plus le pianiste Alain Jean-Marie aux collaborations aussi nombreuses que prestigieuses : Chet Baker, Sonny Stitt, Art Farmer, Johnny Griffin, Lee Konitz, Bill Coleman, Max Roach, Benny Golson, Dee Dee Bridgewater, Abbey Lincoln, Charlie Haden ou Henri Texier et Aldo Romano…
Les albums publiés sous nom lui valent le prix Boris Vian de l’Académie du Jazz (1999, meilleur album de jazz français) et le Django d’Or (2000, meilleur musicien français de jazz).
Ce grand taiseux nous a proposé ce soir une libre promenade dans l’univers de Monk où surgit, comme au détour d’une conversation intime, tel ou tel thème plus ou moins connu du grand pianiste, le plus enregistré après Duke Ellington.
Les innovations rythmiques, mélodiques, harmoniques de Monk n’ont aucun secret pour Alain Jean-Marie. Il les assume magistralement, allant même, coquetterie suprême, jusqu’à lui emprunter quelques techniques de jeu empruntées au style stride. Avec un tel guide, la promenade proposée est un vrai plaisir.
Je suis plus perplexe sur la réussite d’une rencontre entre la musique d’Alain Jean-Marie et la démarche graphique de Jérémy Soudant. Il me semble voir la forme plastique s’ébaucher, se métamorphoser encore sans jamais se fixer, éternel Protée en quête d’un achèvement éphémère ou d’un accomplissement illusoire.

Laurent de Wilde Trio Laurent De Wilde : piano - Jérôme Regard : contrebasse - Donald Kontomanou : batterie

Laurent de Wilde trio, Tribute to Monk 2 : Laurent le magicien
On se souvient du fameux Monk, l’essai de Laurent de Wilde (collection L’Arpenteur, Gallimard, 1996 réédité en collection Folio N° 3009, dès 1997). Le biographe inspiré n’a plus quitté le génial pianiste depuis ce temps. Autant la parole d’Alain Jean-Marie est rare, autant de Wilde est disert, jamais en peine d’une anecdote qui fait aussi le charme de ses concerts.
De « Misterioso » qui ouvre les festivités jusqu’à « Friday the 13th » qui les clôt, Laurent de Wilde nous livre sa vision de Monk, à la fois fidèle à l’esprit et pleine d’inventivité. On passe de la pièce liminaire très rythmée avec un jeu puissant où le thème, récurrent, est développé avec ampleur à « Pannonica » où l’on apprécie un magnifique solo mélodique de Jérôme Regard (contrebasse) ainsi que son dialogue avec le piano. Donald Kontomanou est remarquable dans son travail tout en finesse. On apprécie le jeu direct sur les cordes, façon harpe, de « Round Midnight ». Kontomanou nous régale d’un festival de baguettes, de rythmes et de sons dans « Think of One ».
On a l’impression d’une exploitation de toutes les qualités sonores du piano, selon les styles, dans « Four in One ». On s’approche même de la musique caribéenne avec « Bemsha Swing ». Le sautillant, dansant, très léger « Tune for T. », tiré de Spoon-a-Rythm (Gazebo, 2013) et interprété en rappel, montre que Laurent de Wilde a parfaitement assimilé et fait siennes les leçons du maître, en toute liberté.
Dans la musique de Laurent de Wilde, il se passe toujours quelque chose et il faut rendre hommage au son concocté par Pierre Bianchi qui nous permet d’entendre toutes les subtilités comme il nous fait entendre l’équilibre du trio.

Anil Eraslan : violoncelle

Jeudi 30 mars 2017
Anıl Eraslan : une musique plus ascétique que charnelle
Le violoncelliste Anıl Eraslan, originaire de Turquie, formé à Ankara puis au Conservatoire de Strasbourg, a sorti il y a quelque temps un album distingué par un ELU de Citizen jazz, Absorb (AK Muzic, 2015), son premier disque solo. C’est seul, également, qu’il se produit ce soir sur la scène de Jazz à L’Étage pour une improvisation d’une quarantaine de minutes.
Le son est volontiers abrupt, rugueux, presque toujours éloigné de la voix habituelle, chaude et harmonieuse, si proche de la nôtre, qu’on apprécie dans le violoncelle. Anıl Eraslan privilégie dans sa musique l’aspect grave et méditatif, conforme à son image pendant le concert, même s’il n’exclut pas quelques mesures plus sautillantes et plus claires, voire brillantes sur la chanterelle.
Son univers est des plus éclectiques, de la musique contemporaine au jazz en passant par la musique moyen-orientale et balkanique. Même dans les passages où l’influence ottomane est évidente, on est toujours aux antipodes du folklore.
Son jeu fait preuve d’une grande maîtrise technique, de virtuosité même. Il explore toutes les potentialités de son violoncelle en se servant de toutes les techniques : cordes pincées, frappées, frottées, son modifié par des élastiques, etc. On croit entendre tantôt une guimbarde, tantôt un tambour de marche, tantôt une clarinette orientale aiguë, un vrai festival.

Tigran Hamasyan : piano

Tigran Hamasyan : An Ancient Observer : maîtrise et mystère
Six ans après A Fable (Verve, 2011), Tigran Hamasyan revient au piano solo avec son nouvel album, An Ancient Observer (Nonesuch Records, mars 2017). « Les titres de cet album, déclare-t-il, sont des observations musicales du monde dans lequel nous vivons, et du poids de l’histoire que chacun de nous porte en lui ».
C’est la troisième fois que le pianiste arménien se produit à Jazz à L’Étage et c’est, chaque fois, une nouvelle découverte. Ce soir, un Tigran toujours aussi moderne mais enrichi d’une expérience plus maîtrisée se révèle à nous, comme si l’influence du majestueux mont Ararat sur les flancs duquel il a composé pendant quatre ans les titres de ce nouveau disque avait infusé sa sérénité dans sa musique.
Tout commence avec « New Baroque 2 » qu’il ouvre avec son nouveau synthétiseur-vocodeur microKorg doté de nombreuses pédales à effets. On entre dans un monde étrange avec des sonorités très amples d’orgue et la rêverie se poursuit dans la douceur élégiaque du piano acoustique. Le voyage continue avec « Fides Tua », une pièce très méditative.
Tigran Hamasyan a toujours plus ou moins utilisé sa voix en jouant. Dans cette nouvelle œuvre, comme dans les superbes « Cave of Rebirth », « Ægyptian Poet » et « Nairian Odyssey », l’usage est systématique et passe le plus souvent par le vocodeur, ce qui permet d’en tirer des effets singuliers, y compris percussifs. A noter que le pianiste fait un louable effort pour s’exprimer en français et s’en sort de façon plus qu’honorable.
Le nouveau Tigran Hamasyan n’a rien perdu de son héritage arménien que, plus que jamais, il conjugue avec des influences qui vont du baroque au jazz entre autres. On retrouve toujours son sens harmonique aigu et sa science des rythmes complexes ; la nouveauté réside dans cette sensation de paix intérieure, parfois traversée d’orages. C’est avec plaisir qu’on le suit dans ce voyage intellectuel et sensoriel aux dimensions parfois fantasmagoriques.

Benjamin Faugloire : compositions et piano - Denis Frangulian : contrebasse - Jérôme Mouriez : batterie

Vendredi 31 mars 2017
Benjamin Faugloire Project : élégance et musicalité
Le trio marseillais de Benjamin Faugloire (piano et composition) a présenté ce soir le répertoire de son album Birth (Jazz family, 2016). Le groupe, complété par Denis Frangulian (contrebasse) et Jérôme Mouriez (batterie a maintenant plus de dix ans d’existence et cela saute aux yeux quand on le voit : réactivité, cohérence, fluidité…
Faugloire l’avait annoncé d’entrée de jeu, tous les titres ont été interprétés sans discontinuer comme les différents mouvements d’un même concerto.
La musique du Benjamin Faugloire Trio c’est une suite variée de climats et de paysages. L’architecture, la ligne est donnée par le piano et chacun ensuite développe son anecdote sur le récit commun. Ce n’est pas un long fleuve tranquille et les rapides tumultueux y succèdent aux méandres majestueux ou aux passages simplement tranquilles. L’itinéraire est séduisant et c’est avec plaisir qu’on le suit car il fuit la monotonie. Il faut se quitter trop tôt…

Natalia M. King : compositions, chant et guitare - Fred Nardin : piano et orgue B3 - César Poirier : clarinette et saxophone ténor - Anders Ulrich : contrebasse - Simon Bernier : batterie

Natalia M. King : un blues majuscule
La chanteuse et guitariste Natalia M. King se met le public dans la poche dès ses premiers mots : « Ma Rennes, voici ton Roi », clame-t-elle avant de brandir un magazine dont la Une affiche « Rennes, la ville la moins FN de France » ! Tonnerre d’applaudissements.
Et ce n’est rien en comparaison de la musique qui va faire chavirer les cœurs. Dès les premières notes de « Paint It Black & Blue », tiré de Bluezzin T’il Dawn (Challenge Records, 2016), un frisson parcourt la salle archi-comble de L’Étage. Le charme de la voix puissante, vibrante, tendue, au timbre chaud, de Natalia M. King magnétise le public.
« Quand j’étais plus jeune, je chantais du rock pour cracher mon venin », dit Natalia, « maintenant, je chante le blues pour murmurer mes émotions ». Et c’est bien d’une mise à nu qu’il s’agit, qu’elle chante ses propres textes ou des standards comme « Stormy Weather ». Le titre est introduit par la voix soutenue par la guitare puis entrent, mélancoliques à vous tirer des larmes, la batterie de Simon Bernier et le saxophone ténor de César Poirier. Les nappes de Fred Nardin à l’orgue Hammond B3 viennent parachever l’émotion. On retrouve le même climat dans le titre qui ouvre l’album, « Traces in the Sand », où Poirier brille à la clarinette tandis que Bernier fait de la dentelle et que Nardin au piano pose les couleurs. Bouleversant vocalement, « I Put a Spell on You » comporte aussi une superbe plainte où le saxophone ténor atteint une raucité extrême. Le solo de Fred Nardin (orgue) est proprement déchirant.
Il faudrait parler de tout car chaque titre est interprété avec intensité, authenticité par la chanteuse et le quartette qui l’accompagne et que complète Anders Ulrich à la contrebasse. La quintessence du blues est là, avec des influences jazz et soul comme dans le second rappel, « Little Bit of Rain ». Dans ce titre, emprunté à Fred Neil, Natalia M. King montre de surcroît toute la délicatesse dont elle peut faire preuve à la guitare.

Stéphane Belmondo au théâtre Chateaubriand à Saint-Malo, par Philippe Colliot

Samedi 1er avril 2017
Stéphane Belmondo trio, Love for Chet : reviviscence de M. Chet Baker
Pour l’unique concert de cette édition au théâtre Chateaubriand de Saint-Malo, c’est l’association La Fabrique à Concert qui régale avec Jazz à L’Étage. Un menu de choix, composé essentiellement à partir de l’album Love For Chet (Naïve, 2015), pour une salle comble à l’attention soutenue.
Il aura fallu beaucoup de temps pour que Stéphane Belmondo (trompette, bugle) ose rendre cet hommage à celui qui fut son mentor et son ami. C’est peut-être ce délai qui nous vaut aujourd’hui cet album et ce concert pleins de maîtrise et de confiance.
La soirée s’ouvre avec « Béatrice ». Belmondo joue plutôt dans les graves, un jeu fluide avec quelques passages rapides. La guitare de Jérôme Barde et la contrebasse de Thomas Bramerie lui répondent de façon à la fois véloce et mélodique. Le ton est plus confidentiel quand on revient à la trompette qui fait penser au son de velours de Chet. C’est la voix murmurée du Chet chanteur qu’on croit entendre dans « With A Song In My Heart » avec une trompette qui s’affirme plus virtuose vers la fin. L’impression est un peu la même avec « You Can’t Go Home Again », interprétée au bugle. Stéphane Belmondo dédie cette chanson - ballade à « tous ceux qui nous ont quittés trop tôt » et la mélancolie se sent dans la douceur déchirante de son jeu très près du souffle. La mélodie prend une étrange résonance, pleine de gravité, à la contrebasse. C’est aussi la contrebasse qui ouvre longuement et de façon très véloce « Love For Sale » de Cole Porter avant un très beau duo avec la guitare. Sur ce titre, Belmondo signe un solo très aérien et très véloce à la trompette. Un prélude à la guitare ouvre « La Chanson d’Hélène » de Philippe Sarde (in Les Choses de la vie de Claude Sautet). S’ensuit un magnifique duo et dialogue, plutôt grave, de Bramerie et Barde. Cette pièce constitue aussi un admirable exemple d’équilibre entre les cordes et le bugle : chapeau à l’ingénieur du son.

Comme un clin d’œil, une promesse ou un passage de témoin, Stéphane Belmondo nous offre en rappel « Daddy And I », une pièce composée par sa jeune fille Rita, un peu plus légère que le reste du concert. A l’introduction délicate de la guitare succède un bugle beaucoup plus grave avant que Thomas Bramerie ne conclue par un solo à l’archet très chantant.

La nouvelle formule de Jazz à L’Étage 2017 avec deux concerts et un apéritif-concert entre les deux, en un lieu unique, semble avoir conquis le public. Il faut souhaiter qu’elle soit reconduite.