Scènes

Jazz sur la ville, à Marseille : 3ème édition

L’opération Jazz sur la ville, pour sa troisième édition, s’ouvrait cette année dans un contexte passionnant, juste après l’annonce du choix de « Marseille-Provence, comme future capitale européenne de la culture » !


L’opération Jazz sur la ville, pour sa troisième édition, s’ouvrait cette année dans un contexte passionnant, juste après l’annonce du choix de « Marseille-Provence, comme future capitale européenne de la culture » !

Il est vrai que la municipalité s’est mobilisée pour l’échéance de 2013 mais les acteurs du jazz et des musiques actuelles, au premier rang desquels se place Le Cri du Port, continuent sans moyens supplémentaires leurs actions d’initiation et de vulgarisation auprès du public local, plus souvent attiré par le théâtre et les spectacles de danse.

Jazz sur la ville, collectif informel de lieux de la vie musicale marseillaise, programme selon les goûts, les publics, la curiosité et les coups de cœur de chacun. A l’image du jazz, multiple et décloisonné, en évolution permanente. De nombreux partenaires s’étaient joints à cette opération, comme le bar l’Intermédiaire à la Plaine, La Meson, LA radio marseillaise, Radio Grenouille (88.8), qui émet de la Friche de la Belle de Mai [1] De nouveaux lieux s’ouvraient aussi à la musique, tels le Café Julien, la Station Alexandre (aux structures métalliques de Gustave Eiffel) qui accueillait In & Out, le Big, de Cyril Benhamou, Cédric Bec, Simon Tailleu, Stephan Caracci, et l’Institut Culturel italien (la Casa d’Italia), qui recevait le pianiste Danilo Rea pour un récital solo de ses musiques préférées.

D. Bouzon Quartet (X/DR)

Arrêtons-nous sur le concert d’ouverture (au Cri du Port), création de Dominique Bouzon à la tête de son tout nouveau groupe. Citizen Jazz suit le parcours de cette flûtiste depuis son premier album solo La Traversée, où elle se lançait dans un jeu de miroirs sonores après un travail d’écriture considérable et se livrait à une réflexion sur le souffle ; plus qu’un disque de flûtiste… Elle nous avait entraînés ensuite, avec le guitariste Paul Pioli, dans un duo entendu au Cri du Port puis à Jazz in Arles au Méjan. Tous deux compositeurs et leaders, ils créaient un moment unique à partir d’un répertoire original, guitare et flûtes s’appariant dans l’esprit des rythmes et de la danse, du jazz et des musiques inspirées du Brésil, sans piano ni batterie, où chacun prenait le relais, inversant les rôles à tour de rôle.

Paul Pioli © H. Collon/Vues sur Scènes

Cette fois, cette jeune femme plurielle a décidé d’étoffer la formation, de revenir en quartet car le travail d’instrumentation la passionne : voilà une musique pensée, décidée en fonction de musiciens choisis pour l’accompagner dans cette nouvelle étape. Elle a pris soin d’assembler des instrumentistes de talent, s’efforçant de les « harmoniser » pour accentuer la crédibilité du projet. Les changements voulus et assumés de dynamique et d’instrumentation évitent ainsi à la musique d’être trop linéaire. Dominique Bouzon alterne en permanence entre les flûtes traversières (grande flûte en ut, alto en sol, basse et octobasse) pour varier timbres, couleurs, rythmes. Elle aime visiblement à jouer de toute la famille et de tous les styles possibles dans un discours fluide et néanmoins percutant. Sa grande originalité est le choix d’un instrument moins connoté « jazz » que le saxophone, ce qui lui donne une certaine liberté stylistique. De plus, elle continue à creuser son sillon de femme et de musicienne. Ce voyage intérieur, ces rivages inconnus abordés…. Rêve ou réalité ? Dominique Bouzon voyage dans et sur le souffle, en tirant de ses instruments des chuchotis, des vibrations graves.

Avec Paul Pioli, complice de longue date et guitariste accompli, elle a choisi le batteur Jean-Claude « Ticock » Proserpine, amoureux des peaux et des fûts. Ce Réunionnais d’origine joue avec autant de plaisir et de talent sega, maloya ou Miles binaire, travaille en douceur aux balais afin de soutenir et converser avec les flûtes. A mains nues il est étonnant tant il élargit soudain l’espace en instaurant une vraie respiration. Quant au soufflant, il constitue la véritable surprise du quartet : Jean-Michel Pelegrin, bardé de premiers prix du CNR de Toulouse, joue de l’accordéon depuis son enfance, mais est aussi improvisateur multi-instrumentiste au saxophone soprano et à la clarinette basse. Son jeu au soprano intéresse particulièrement Dominique Bouzon, qui peut alors prendre des unissons à la flûte en ut.

Dominique Bouzon © H. Collon/Vues sur Scènes

Cette osmose, cette démocratie en marche, exige de Dominique une gestion rigoureuse de ses accompagneteurs. Elle asseoit ainsi son rôle de leader pour la première fois, osant mener sans trahir ses idées. Le fil conducteur de son écriture est la recherche de cousinages entre ces flûtes graves si rares et la rythmique sans contrebasse - que remplace l’octobasse -, pour laquelle Pioli et Ticock sont des partenaires privilégiés. À la basse, délicat arrangeur Paul Pioli sait admirablement servir le projet : ses improvisations libres ponctuent un répertoire de thèmes écrits et travaillés. Les trois compagnons de Dominique Bouzon démontrent un sens raffiné de la dynamique et des couleurs et une faculté rare de s’acclimater au contexte sans jamais sacrifier leur identité propre. Avec douceur et poésie, ils nous emmènent dans un périple géographique interculturel, font retour sur ce que leurs instruments - cordes, souffles, peaux - éveillent en nous. C’est Marseille au mois d’août, écrasée par la chaleur… Seuls les pauvres se traînent dans « les rues quasi désertes qui prennent alors le visage de Cuba, Barcelone, Naples, Alger, Porto… » Le son renferme tant de possibilités narratives que cette musique urbaine, ces images des rues nous invitent à un voyage de fiction, dans un film noir initiatique - thématique qui s’insérait à merveille dans le cadre de Jazz sur la ville… Dominique Bouzon, qui vit et travaille dans le centre de Marseille, évoque des errances personnelles, raconte des petites histoires où elle porte un regard différent sur la cité où elle s’est installée et a fini par trouver sa place. On l’accompagne dans le parcours labyrinthique du quotidien, chaque composition devenant une étape de ses déambulations. Le répertoire s’est construit au fur et à mesure, composant une mosaïque urbaine, un visage d’une Marseille réelle ou fantasmée, un paysage composite singulier. A l’opposé d’une visite de ville guidée, voilà encore une traversée où la flûtiste nous accroche par un détail, un fragment sonore, une pastille colorée, « petit bal à papa, jupe rouge d’un tango, voiture qui passe à toute allure… »

Dominique Bouzon et son groupe se tiennent ainsi au plus près de mélodies populaires, sans jamais en affadir la dimension. Proche de chacun, dansante avant tout, cette musique a une fraîcheur qui plaît immédiatement en donnant l’impression d’une création continue, facile et fluide. Cet échange ludique, tendu mais jubilatoire que souligne une structure rigoureuse et dense, tisse des liens entre les quatre partenaires : Dominique Bouzon nous livre une mise au point très personnelle, une sorte d’état de sa création, reprenant, approfondissant des thèmes qui lui étaient chers. Ainsi a-t-elle construit peu à peu son travail, invitant parfois le risque, une des conditions essentielles de toute création. C’est que le danger éclaire de questions et de lumières nouvelles ce que l’on pensait jusque là maîtriser. Remercions alors notre amie flûtiste de nous laisser découvrir dans son imaginaire de voyageuse, sa « part d’ombre ».

Les compositions au programme :

  • « Caravan’s Blues » en introduction : arabisant et hispanique ; la flûte basse en percussion souligne l’envolée au soprano
  • « Cumulus » : thème extrêmement difficile, virtuose (effets de delay) aux doubles croches vertigineuses
  • « Arpège » : improvisation libre avec un effet de pédale en do au milieu. Paul Pioli joue une belle partie d’accompagnement à la forme consonante et contemporaine.
  • « Mi Corazon » : solo de flûte octobasse, qui s’apparente au son du violoncelle voire de la contrebasse ; un chorus de flûte alto bluesy crée ce climat sensuel
  • « Parisis » : c’est en se rendant à La Maison de la Radio où elle intervenait souvent aux côtés d’Alain Gerber (dans la regrettée émission « Black and Blue ») qu’elle a eu l’idée de ce titre et de cette composition démoniaque, où elle n’a pas vraiment le temps de respirer
  • « Image » : valse très simple mais très entraînante
  • « Arles » : petit boléro tout neuf à l’octobasse
  • « Valsinha », encore une valse, mais musette cette fois, « carte postale pour l’au-delà ».
  • « Merci Simone », composé trois jours avant la création
  • « Cesarina » : très rapide, introduisant différents changements de tonalité ; Dominique joue à en perdre le souffle…