Tribune

Françoise Toullec : banquise, paroles et variations

Paroles de musicien·es en écho à la publication du nouveau disque de Françoise Toullec et La Banquise, Le Bateleur, parades & variations, paru chez Gazul Records.


Chaque nouveau rendez-vous discographique donné par la pianiste Françoise Toullec réserve son lot de surprises. Heureuses toujours, porteuses d’une poésie tendre et malicieuse. Quel est donc le secret de cette musicienne singulière, dont l’exigence semble agir comme un stimulant auprès de ses partenaires de scène ou d’enregistrement ? Dans ces conditions, pourquoi ne pas demander aux musicien·es de La Banquise de répondre à cette question ? Voici donc, de leur part, une tentative d’explication.

Au printemps 2022, Françoise Toullec s’était dévoilée à la faveur d’un entretien accordé à Citizen Jazz. Il est vrai qu’on était désireux d’en savoir plus sur cette musicienne débarquée d’une planète dont la langue commune serait chargée d’une poésie de l’utopie au service d’un bestiaire qui semble hanter son imagination. Un drôle de langage qu’elle peut aussi bien parler en duo, tel celui qu’elle forme avec Dominique Fonfrède et que révélait l’album Ça qui est merveilleux ; ou en solo, aux commandes d’un piano de 102 touches, histoire de converser avec Un hibou sur la corde ?

Il y a de fait un mystère Françoise Toullec. Mais celui-ci est joyeux, on l’a compris, ferment d’une musique qui sait allier une écriture à la rigueur millimétrique, jusque dans ses moindres détails sonores, à une capacité à improviser. Avec elle, vous serez dérouté sans pour autant être déconcerté. Votre trajectoire aura juste connu une inflexion que vous n’attendiez pas forcément. Dans ces conditions, la façon la plus simple de comprendre ce phénomène passait sans doute par un recueil de quelques impressions auprès des membres du collectif La Banquise. Surtout que cet ensemble n’avait plus donné de nouvelles depuis une quinzaine d’années, lors de la parution de l’album el[le] dont nous nous étions fait l’écho ici-même. Et le voici qui revient avec Le Bateleur, parades & variations, disque porteur d’une créativité intacte autant que joyeuse, flirtant avec l’absurde pour mieux faire rayonner sa vision d’un monde aux couleurs oniriques débarrassé de ses vicissitudes. Par quelle alchimie le quintet parvient-il à entretenir une telle flamme dans un quotidien bien souvent formaté par la nécessité économique et l’exacerbation des logiques individualistes ?

La réponse est simple : entre les membres de La Banquise, une bonne dose d’amour.

Françoise Toullec © Jacky Joannès

La pianiste cheffe de bande est la première à déclarer son admiration pour ses quatre camarades de jeu : « Mes compagnons de route dans ce quintet (magie du chiffre 5 !) sont d’espiègles musicien·nes, chercheurs philosophes poètes solistes humanistes interprètes improvisateurs résistants… et j’en oublie… Avec eux, c’est la possibilité d’une musique profondément transgenre, ouverte aux diverses influences, sans a priori. Le parcours musical – et de vie – de chacun·e permet cette liberté d’expression et une fantaisie dont je ne me lasse pas, après tant d’années. Travailler avec La Banquise ? Sans aucun doute une sorte d’élixir ! »

Claudia Solal confirme l’idée que le groupe est un terrain propice à une véritable leçon de vie que le collectif permet de partager : « Le Bateleur, c’est la poursuite d’une amitié artistique de plus de 25 ans avec Françoise Toullec qui, par son lien profond et tendre à la Terre et à tous·tes ses habitant·es, a toujours su m’amener là où j’ignorais pouvoir me rendre, dans des contrées musicales inespérées, loin des tracés des cartes, dans l’intimité foisonnante de la vie ! »

Antoine Arlot veut insister, au-delà de la joie d’être de l’aventure, sur les effets stimulants d’une implication dans un travail avec Françoise Toullec : « Je crois depuis le début que c’est une écriture unique. Une manière très personnelle de composer et de réunir des musiciens autour d’une utopie. Je sais bien qu’on a entendu ça mille fois, mais avec Françoise, c’est vrai. Dans les matériaux par exemple, puisqu’elle mêle l’exigence de la musique contemporaine (précision, langage non codifié, virtuosité), la sauvagerie de l’improvisation, l’utilisation de la poésie et des mots, une partition où le dessin est le son. Dans le vocabulaire aussi qu’elle invente, qui tombe si juste, et dans la liberté puisque rien n’est le mimétisme à des codes musicaux. Mais aussi dans le processus. C’est partagé dirigé. Combien de fois avons-nous tourné pendant des répétitions autour de son idée pour enfin y arriver et constater que c’était exactement ce qu’elle avait décrit au début ! C’est aussi chez elle que j’ai appris à jouer du saxophone à des volumes infinitésimaux. Françoise est une très grande musicienne qui vous emmène vraiment dans des contrées sonores surprenantes. Et puis il y a les animaux, les chants, les références, tout un bestiaire un peu fou et tellement chatoyant. C’est joyeux chez Françoise. Le création est une joie. Et la fantaisie, le déguisement, le facétieux mêlé à l’abstraction, le pas de côté, la vie rêvée ! »

Le tableau semble idyllique et pourtant, n’allez pas croire que la vie de La Banquise est un long fleuve tranquille. Louis-Michel Marion, qui a par ailleurs fréquenté un Apocalyptic Garden avec la pianiste, en explique aussi l’exigence : « Françoise est vraiment une personnalité unique qui écrit une musique très personnelle, elle a une grande culture du jazz, du free jazz et des musiques contemporaines et improvisées. On retrouve tout ça dans sa musique, cuisiné et mijoté à sa sauce, dans laquelle elle intègre subtilement les ingrédients personnels des autres membres du quintet. Pour autant, elle n’épargne pas « ses » musicien·nes : il faut toujours aller chercher un petit peu plus loin, mais pas trop… mais quand même. C’est assez étrange parfois comme sensation, ça a l’air facile, mais non, ou alors facile mais pas simple, ou simple mais pas si facile. Et au bout du compte toujours assez joyeux et ça, ça fait du bien ! »

Fantaisie, création, rêve et surprise… Laissons le dernier mot à Michel Deltruc qui résume cet amalgame en une phrase dont la concision peut étonner de la part d’un batteur jamais en mal de petites folies sonores : « Ce qui me plaît en tant que musicien jouant dans La Banquise, c’est l’univers incroyablement créatif, fantaisiste, surprenant, onirique, poétique, joyeux… de Françoise ».

Simple comme La Banquise, n’est-ce pas ? On ose à peine dire qu’avec ce feu de joie entretenu avec tant de tendresse réciproque, elle risquait fort de fondre. Il en faudra beaucoup plus !

par Denis Desassis // Publié le 13 avril 2025
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