Scènes

Françoise Toullec Quintet La Banquise

Concert de Françoise Toullec et son quintet La Banquise au Centre Wallonie Bruxelles de Paris.


On n’avait pas eu l’occasion d’écouter Françoise Toullec en concert avec son quintet La Banquise depuis la parution en 2010 du formidable « el[le] ». Ce concert, donné le dernier jour de mars au Centre Wallonie Bruxelles, est venu corriger cette injustice. De quoi nous rappeler que la pianiste et son groupe comptent parmi nos formations les plus inventives.

Les rendez-vous en concert avec Françoise Toullec ont toujours quelque chose de rare, que ce soit en duo avec Dominique Fonfrède (« Dramaticules », en mars 2012 au Regard du Cygne) ou Tania Pividori (« Le cœur sans doute », en septembre 2013 à la Comédie Nation), ou comme ici avec son quintet La Banquise. La musique, elle aussi, revêt toujours une mystérieuse qualité poétique qui la rend singulière.

Il fallait donc marquer le 31 mars 2014 d’une pierre blanche : c’était le jour des retrouvailles avec le quintet. Toujours fidèles au poste, Louis Michel Marion y tient la contrebasse, Antoine Arlot joue du saxophone baryton et de l’alto en plus de prendre en charge l’électronique et les machines, Michel Deltruc officie à la batterie tandis que Claudia Solal chante des textes de Géo Norge et Fabrice Villard ; Françoise Toullec, elle, mène la sarabande derrière son piano préparé.

Donné au Centre Wallonie Bruxelles devant un public connaisseur ou curieux, mais toujours chaleureux, ce concert a permis au quintet d’illustrer toutes ses qualités et de donner un aperçu du travail accompli depuis l’album el[le]. On a pu retrouver dans la musique jouée ce soir-là le goût de la liberté et du jeu, le plaisir de battre en brèche les conventions, de créer la surprise, d’insuffler fantaisie et poésie dans des compositions par ailleurs très réfléchies, ainsi qu’une pincée d’humour dadaïste, denrée rare dans les musiques d’aujourd’hui.

Françoise Toullec, photo Hélène Collon

Sur scène, le groupe gomme les frontières entre musiques improvisée, savante, populaire et jazz au sens traditionnel du terme, que ce soit dans les moments d’improvisation ou sur les pièces construites à partir des textes de Norge et de Villard. Manifestement, le mélange des genres et des disciplines plaît à Françoise Toullec, dont la musique est très littéraire. La Banquise a toujours autant le goût des constructions gigognes, et aime les séries : « Fantaisie en si » se veut une « comédie sonore en cinq temps », tandis que les « Saynètes », qu’on connaît depuis el[le], sont une suite de cinq poèmes. Au fil du concert, grâce aux espaces de respiration, de silence et de bricolages électroniques, le quintet réussit à leur donner une extraordinaire fluidité dont on sent très bien la légèreté. Le piano joue des graves avec parcimonie sur « Fantaisie en si », Claudia Solal (dés-)articule de surprenantes onomatopées. La batterie, quant à elle, enchaîne des rythmes aussi savants que primitifs. Plus loin, sur « Les Merveilleux animaux planants de Bornéo », Arlot et Marion tirent des couleurs spectrales de leur instruments pendant que les machines tracent un discret arc-en-ciel de timbres électroniques. Les « Saynètes », elles, élaborent en musique un « burlesque à la Jacques Tati », pour reprendre l’expression de Jean-Jacques Birgé. La musique hésite, se cherche, joue de ses propres déséquilibres, pour finalement trouver l’accord parfait, toujours éphémère, entre écriture, improvisation, recherches sur la matière sonore et textes.

La Banquise ouvre le concert en explorant un matériau musical inédit ou presque (« Fantaisie en si » a été créée en octobre 2013 pour Alla Breve, émission d’Anne Montaron sur France Musique, « Micro Fable » est née ce soir-là), et le termine en revisitant des pièces tirées d’el[le] : « Les merveilleux animaux… », « Saynètes » et « el[le] », inspiré du « Poème des cavernes » de Pierre Albert-Birot, écrivain singulier auquel Françoise Toullec porte un amour sans réserve. Mais chaque élément est réinterprété de fond en comble, comme s’il s’agissait de l’inventer dans le moment présent. La dimension cérébrale d’el[le] s’efface au profit de la jubilation du jeu, mue par l’énergie du chant de Claudia Solal. La folie douce qui filtre discrètement, sur disque, sous la glace de La Banquise, semble ici pleinement libérée, avec une maestria totale. Pour une fois, on ne se plaindra pas du réchauffement climatique !