Chronique

Azéotropes

Loris Binot (p, Rhodes, moog, comp), Joseph Ramacci (tp, bugle), Antoine Arlot (as), Christophe Castel (ts), Michel Deltruc (dms), Annabelle Dodane (alto), Louis-Michel Marion (b), Madeleine Lefebvre (vln), Denis Jarosinski (g), Emilie Skrijelj (acc).

Label / Distribution : CCAM Editions

C’est un grand ensemble, un peu fou, joyeux et engagé à la fois, avec une forme d’insoumission qui rassure en ces temps de rationalisation culturelle. Dix musiciens, soit une extension du quintet de Loris Binot, pianiste et compositeur habité par sa passion pour le classique, le rock, le jazz rock, la musique contemporaine ou sérielle et le jazz. Et bien d’autres… Autant d’expériences et d’embardées sur son parcours qui permettent de mieux apprécier la somme d’influences se trouvant aujourd’hui assemblées en une savante mais jouissive construction sous le nom d’Azéotropes, le disque éponyme d’un collectif né en 2011.

Une célèbre encyclopédie en ligne rappelle qu’un mélange azéotrope ou azéotropique « bout à température fixe en gardant une composition fixe. Il présente, pour une composition particulière, une phase vapeur ayant la même composition que la phase liquide avec laquelle elle est en équilibre ». Cette définition colle parfaitement à un orchestre au sein duquel se retrouvent différentes personnalités bien connues des Lorrains (mais pas seulement) et en particulier ceux d’entre eux qui prisent plus que tout le reste une fusion des genres où le travail collectif sur les textures et l’expérimentation sonore, parfois bruitiste, sont en action : Antoine Arlot (saxophone alto), Louis-Michel Marion (contrebasse), Christophe Castel (saxophone ténor), Joseph Ramacci (trompette et bugle), Michel Deltruc (batterie), Annabelle Dodane (alto), Madeleine Lefebvre (violon), Denis Jarosinski (guitare) et Émilie Skrijelj (accordéon).

Azéotropes est bel et bien un mélange : on trouve des cordes, et de toutes sortes, électrifiées ou pas, du souffle, de grands espaces peints aux claviers, des improvisations dans la jubilation. La multiplication des assemblages semble illimitée. Le bruit (cordes frottées, anches suraiguës, claquements de bec) peut précéder la construction d’ensemble et les tutti en forme de douce tempête. Cette musique est organique, sa matière première est modelable sous l’effet des interventions de chacun·e des musicien·ne·s. Chaque soliste y trouve une place confortable, le temps d’un monologue fiévreux en forme d’exultation : saxophones, trompette, Moog, guitare, accordéon. L’histoire de Loris Binot est parfaitement incluse dans les cinq longues compositions qu’il a déposées dans la corbeille et dont le nom de code est Mouvement #2, qui fait suite à Mouvement #1 écrit il y a quelques années. Et si l’on est un peu pressé, on pourra concentrer son écoute sur les 14 minutes de « L’hourloupe », probablement le sommet du disque qui, à l’origine, était une pièce composée pour un quatuor de clarinettes changeant en une clarinette et trois violoncelles. Azéotropes y donne sa pleine mesure en exposant toutes ses richesses rythmiques, harmoniques et orchestrales. À donner le tournis…

Il y a beaucoup de strates dans Azéotropes, comme dans un phénomène de sédimentation. Souvenirs, c’est certain, des amours anciennes de Loris Binot pour un groupe tel que Soft Machine, ou encore King Crimson (« À fleur de peau ») mêlés à des élans free ; élaboration d’un idiome qui doit autant au jazz qu’à la musique contemporaine ; mais avant tout, la présence constante d’une pulsation. Car ce grand groupe est une fière machine qui avance et ne perd jamais de vue le rythme qui reste son repère et son point fixe, au plus fort du bouillonnement. C’est là ce qui fait du collectif un vrai mélange azéotropique… et unique en son genre.

Le disque est dédié à Dominique Répécaud, disparu en 2016. Il était le directeur de CCAM de Vandœuvre-lès-Nancy, sur le label duquel il est publié.