Chronique

Geoffroy Gesser

La Peuge en Mai

Geoffroy Gesser, (ts, cl, itw), Simon Hénocq (elec, fx), Prune Bécheau (vln), Aymeric Avice (tp), Joel Grip (b), Francesco Pastacaldi (dms), Cécile Laffon (montage)

Label / Distribution : Coax Records

Il y a, dans les grèves qui durent, quelque chose qui tient de l’improvisation. Au sens noble et créatif, c’est-à-dire qui a trait à la discussion collective, à la prise de risque et à la magie de l’instant. C’est le propre de la lutte, et le saxophoniste Geoffroy Gesser l’a fort bien compris. Le saxophoniste d’Un Poco Loco, par ailleurs membre de Bribes 4 qui semble plus proche du présent album, est petit-fils d’ouvriers de chez Peugeot, dans l’est de la France ; la firme sochalienne a connu l’une des grèves les plus dures pendant Mai 68, loin des numéros de claquettes des sorbonnards. Sur la base des témoignages familiaux et de ceux des syndicalistes de l’époque, mais aussi des ouvrières de la chaîne avec sa rythmique particulière, Gesser construit un magnifique témoignage, maintenant la tension et l’émotion avec quelques camarades du collectif Coax, comme Aymeric Avice, remarquable de sensibilité, ou encore Simon Hénocq dans toutes les trouvailles électroniques. « Tu as déjà vu une chaîne de production ? » demande un syndicaliste avec un bel accent de Montbéliard. Si la réponse est non, le sextet s’affaire pour nous la faire revivre, soudain humanisée par les témoignages.

La parole des ouvrières, notamment, est particulièrement riche. D’autant plus lorsque les leaders masculins de la grève reconnaissent que cette lutte les avait fait évoluer sur la question de la place des femmes. Gesser et ses compagnons, comme le contrebassiste Joel Grip, particulièrement offensif dans cet accompagnement d’un témoignage documentaire produit radiophoniquement par Cécile Laffon, parviennent à retranscrire une opposition qui monte et qui se rompt dans « C’est pas venu tout seul ». La raison tient musicalement à la lutte continuelle entre la batterie de Francesco Pastacaldi, le batteur de Jean-Louis qui a déjà testé la Résistance avec Naïssam Jalal, et la basse de Joel Grip dont l’archet sonde les plus noirs desseins, en compagnie du violon de Prune Bécheau. Il y a une logique imparable à ce que cette colère soit incarnée par cette musique fougueuse et revêche, qui met magnifiquement la lutte des classes en abyme et dresse même un bilan sur les renoncements présents, sur les droits et les victoires rognées.

Le Free documentaire n’est pas un genre nouveau. Immanquablement, on songera rapidement, à l’écoute de ces paroles libres et de ce regard sur un passé si proche, à Guillaume Séguron et à son Nouvelles réponses des Archives, sur la Guerre d’Espagne. La Peuge en Mai n’a pas le tragique de 1936, même si les violences ont conduit à un mort. Mais la même sensation de toucher du doigt l’époque nous étreint, et la grande liberté des improvisateurs nous fait ressentir les émotions des acteurs et des témoins. Les dispositifs de tension mis en place par Gesser, notamment dans la colère chorale qui anime l’orchestre pour le final cataclysmique et en même temps bordé d’espoir, y contribue largement. La grande cohérence du montage également, qui brosse en profondeur les enjeux de cette longue grève. Si l’on se posait encore la question du caractère émancipateur de la musique improvisée, La Peuge en Mai y apporterait une réponse franche et directe. Une tradition des musiques libres qui trouve dans ce montage hérissé d’électronique une modernité et une fraîcheur rare. Un disque précieux.

par Franpi Barriaux // Publié le 20 février 2022
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