Chronique

The Urge Trio

Live at Hungry Brains

Christoph Erb (ts, ss), Tomeka Reid (cello), Keefe Jackson (bcl, ts, ssn)

Label / Distribution : Veto Records

Lucerne-Chicago, match retour. Après avoir retrouvé Jason Adasiewicz et Jason Roebke pour un second disque dans la collection Exchange, Christoph Erb reforme son Urge Trio avec le multianchiste Keefe Jackson et la violoncelliste Tomeka Reid pour le quatorzième volet de la petite collection en papier kraft qui célèbre les rencontres entre improvisateurs des deux villes jumelées. Le flacon a changé, l’ivresse est identique : si Jackson a conservé sa clarinette basse et son ténor, il a ajouté un sopranino pour mieux s’installer dans la stridence. Erb le rejoint dans sa démarche en troquant la clarinette pour le sax soprano. C’est sensible dans les prémices de « Hecha de toda la agua », le morceau unique de ce live. Les premières minutes voient les souffles et les slaps s’organiser autour d’un bourdon haut perché dont on ignore s’il provient des becs ou des cordes. Mais l’improvisation totale de plus d’une demi-heure évolue à toute vitesse ; il ne faut pas attendre de ces musiciens-là une atmosphère immuable et ressassée.

L’eau évoquée dans le titre de la pièce est une métaphore du flux sinueux qui caractérise cette musique. Les tutti du trio ont des tournures de tsunami. C’est un triangle aux pointes mouvantes, la flèche d’une roue hasardeuse. Dans les remous, on est ballotté à un rythme similaire aux musiciens. Le Live At Toledo offrait à Tomeka Reid une position centrale, c’est moins le cas ici, même si le violoncelle est un axe dont les soufflants sont les variations. Les cartes rebattues laissent la place à quelques duos, fussent-ils fugaces. Ils permettent au troisième larron de resurgir encore plus fort après un temps de retrait. Aux crues succèdent nécessairement les décrues ; les souffles très organisés et circulaires entre les deux ténors s’érodent au fil du temps, après avoir donné le tournis. L’archet qui frappe les cordes remplace les slaps au fur et à mesure, et c’est un éternel recommencement dans des sillons qui se ravinent peu à peu pour imprimer leur cours. Parfois ce fleuve sauvage sort de son lit en bouillonnant comme une pluie d’orage. D’autres fois, il s’assèche de manière tout aussi imprévisible. Nous sommes livrés à des éléments qui nous dominent mais nous restons là à observer le courant.

Enregistré le 4 octobre 2015 au Hungry Brain, un club de Chicago, il est intéressant de noter que ce live s’est déroulé entre deux sessions studio d’Erb avec Adasiewicz et Roebke (le 3 et le 5). C’est peut-être ce qui confère à cette rencontre une impression de coupure franche, de recentrage d’un saxophoniste suisse qui n’a jamais été autant aventureux que lorsqu’il est accompagné d’un violoncelle. C’est d’ailleurs Tomeka Reid qui clôt le morceau en revenant en boomerang dans les dernières minutes. Tout se conclut dans une urgence qui n’était apparue qu’en surface auparavant. L’eau dont il est question jaillit à flot continu pendant près de dix minutes après s’être nourrie de tous les sédiments déposés durant la représentation. Et puis elle se tarit presque naturellement en hoquet jusqu’à ce que l’envie nous prenne de remonter immédiatement à la source.