Entretien

Gintė Preisaitė, pianiste libérée

La pianiste lituanienne est très active à Copenhague. Rencontre.

Gintė Preisaitė, autoportrait dans le studio d’un·e ami·e

Gintė Preisaitė, dont le nom circule de plus en plus parmi les musicien·ne·s d’Europe, est en pleine ascension. Rencontrée en 2021 à Copenhague, lors du mini festival du RMC, l’école internationale de jazz, la pianiste avait fait forte impression. Deux ans plus tard, de nouveau au festival de Copenhague, elle s’y produit dans des contextes différents et poursuit ses recherches sur les claviers, qu’ils soient acoustiques, préparés, électroniques ou virtuels. L’artiste se confie sur son parcours de la Lituanie jusqu’aux scènes européennes et parle de ses projets à venir qui ne manqueront pas d’intéresser les programmateur·rice·s d’Europe (en France, à moins d’un accident, aucun lieu ne cherchera hélas à la programmer).

Gintė Preisaitė © Ignacio Cordoba

- Vous êtes née à Kaunas et y avez suivi des cours de piano classique. Comment se passe votre enfance en Lituanie et comment êtes-vous arrivée à la musique improvisée ?

Ma famille a toujours aimé la musique. Mes parents écoutaient Nirvana, Tom Waits, Ornette Coleman, Glenn Gould, Laurie Anderson, Louis Armstrong… Ma mère est passionnée de folk et avec papa nous assistions à des concerts de jazz. Ma grand-mère, grande consommatrice d’art, nous emmenait aux concerts de musique classique ou à des expositions. Pour eux, la musique est un acte de liberté, ce qui était très important à cette époque.

- Existe-t-il encore une trace de cette période soviétique dans la vie culturelle et musicale de Kaunas ?

Il y avait une aspiration clandestine à la liberté - les adolescents protestaient en s’habillant bizarrement, en écoutant de la musique « rebelle », en piratant des livres/vinyles censurés provenant du monde « libre ». La mentalité consistait à agir différemment à la maison qu’en public, de crainte d’être perçu·e comme un danger pour le système. J’ai 26 ans, je suis donc née dans une Lituanie indépendante, mais le pays n’a connu que quelques années de liberté. Il a littéralement commencé à se reconstruire après une crise énorme et un traumatisme dû à la répression. On peut évoquer le système éducatif, qui est issu de l’ancien système soviétique. Pour changer la mentalité d’une société, il faut du temps, des connaissances et de nouvelles générations.

- Pourquoi avez-vous choisi le Rhythmic Music Conservatory comme école et que pensez-vous de cet enseignement ?

Quelques ami·e·s lituanien·ne·s avaient déjà fait l’expérience de cet endroit, ainsi que le grand saxophoniste Liudas Mockunas. J’ai participé à ses ateliers et j’en suis sortie avec une fascination pour l’improvisation et la composition. À ce moment-là, j’étudiais le piano classique à l’Académie lituanienne de musique et de théâtre.
Le RMC de Copenhague m’a vraiment changée. Vivre dans une culture et un espace différents est déjà un défi. Il faut bousculer toutes ses idées préconçues, se rendre compte des différentes possibilités d’exercer son art. Ce fut une merveilleuse thérapie qui m’a libéré les doigts et la tête. J’ai une personnalité curieuse et cette école encourageait ce trait de ma personnalité. C’est génial, spontané, créatif et en même temps exigeant et difficile. Je suis très reconnaissante envers cette école, pour m’avoir permis de rencontrer un nombre incroyable de personnes avec qui nous partagions les mêmes idées. J’avais fréquenté auparavant le lycée musical J. Naujalis de Kaunas et la musique y était étriquée - définie uniquement en termes classiques et présentée avec des ressources assez limitées et des approches « à sens unique » orientées vers la compétition.

Gintė Preisaitė © Tomás Gubbins

- Abordons Baraboro. De quel type de projet ou de groupe s’agit-il ?

Baraboro est mon premier projet solo. Il s’agit principalement d’explorations électroniques, de paysages sonores, de collages mélancoliques. C’est un album polyvalent mais qui contient aussi des éléments ludiques, comme des voix et des chansons. J’ai terminé ce projet lorsque j’ai commencé à étudier au RMC, comme un nouveau chapitre de ma vie.

- Lorsque vous avez réalisé Baraboro, étiez-vous déjà familiarisée avec les outils électroniques ?

J’ai toujours été intéressée par la création de mes propres sons. J’avais installé plusieurs DAW [1] pour explorer leurs possibilités - assembler mes propres sons, jouer avec des plug-ins et des effets. Lentement, ont émergé certaines méthodes pour faire sonner et produire ma musique comme je l’entendais. Écouter de la musique, fouiller sur Youtube, aller à des concerts et former mes goûts par la discussion faisait partie du processus. À Vilnius, avec des ami·e·s du département de composition, on explorait divers outils et les œuvres numériques d’autres artistes. J’ai pu faire mes premières armes électroniques ; pour moi, il ne s’agissait encore que d’un jeu. Ce n’était pas aussi sérieux que de jouer du piano et d’obtenir des résultats extraordinaires !
L’électronique est devenue plus tard une facette de ma personnalité et je n’ai jamais cessé de m’y intéresser. Je pense que cela a également influencé ma créativité acoustique.

- Vous travaillez régulièrement avec la saxophoniste slovaque Michaela Turcerová et le batteur danois Simon Forchhammer. Comment vous êtes-vous rencontré·e·s et quel est votre lien musical ?

J’ai rencontré Michaela Turcerová au RMC et avons tout de suite accroché. Nous avons joué ensemble - le duo électroacoustique NEA, l’Ensemble Doudouči, le trio de Simon Forchhammer, Octesonance, etc. Il s’agit d’une compositrice, improvisatrice très forte et très créative.
Je connais Simon depuis longtemps. Nous avons souvent travaillé et donné des concerts ensemble. J’ai beaucoup appris de lui, de sa passion pour la musique africaine, de son esprit vif, de ses connaissances en matière d’improvisation et de sa capacité à travailler.
Pendant deux ans, nous avons joué tous les trois ensemble et beaucoup progressé - je pense que nous avons obtenu des couleurs, des sons et des interactions uniques que seul ce trio peut produire aujourd’hui.

Simon Forchhammer, Michaela Turcerova, Michał Biel et Gintė Preisaitė © MJ

- Au festival de Copenhague, vous avez joué avec différents groupes mais toujours au piano. Comme Janus, avez-vous deux faces : piano et électronique ?

J’ai un large éventail d’intérêts que je ne me lasse jamais d’explorer. Le piano a toujours été ma base pour briser les normes et expérimenter. J’ai voulu découvrir par moi-même ce qu’est vraiment cet instrument. Cela m’a conduit à des explorations vers l’électronique. Jouer de l’improvisation libre avec comme inspiration Evan Parker, Peter Brötzman, Anthony Braxton, Cecil Taylor, Pauline Oliveros, Lotte Anker etc., cela influence également mes idées. J’ai étudié la musique classique, je m’intéresse au monde électronique, j’aime structurer et planifier la musique, faire des partitions graphiques, vivre entre des mondes très tonaux et atonaux, mélanger des sons électroniques aux instruments acoustiques et vice versa, en restant fidèle à mon expression.

- Comment utilisez-vous la synthèse granulaire avec le piano ?

Mon projet de piano électroacoustique solo a commencé par une obsession pour la synthèse granulaire et l’idée d’extraire et mélanger entre eux des éléments d’une piste audio. Je continue de chercher le moyen d’intégrer cet outil dans le jeu pianistique. Ce qui est amusant, c’est de ne plus savoir distinguer ce qui est réellement joué de ce qui est traité électroniquement.

- Vous aimez croiser vos mains sur le clavier et les fondre en une main à dix doigts. D’où vient ce jeu ?

Je pense que cela vient des techniques développées en classique, mais aussi du fait que j’aime ressentir la musique avec tous mes doigts. J’ai créé quelques études pour ces modes de croisement des mains, de superposition et de jeu rapide. C’est intéressant d’un point de vue harmonique, puisqu’ainsi les sons sont éloignés d’un demi-ton les uns des autres. J’ai joué des compositeurs lituaniens contemporains comme S. Vainiunas et V. Barkauskas, qui écrivent pour le piano d’une manière similaire : il se peut que l’inspiration vienne de là.

Gintė Preisaitė © V. Paplauskas

- Comment vous sentez-vous à Copenhague ? Et quels sont vos prochains projets ?

Copenhague m’a ouvert beaucoup de portes et je me sens très impliquée dans la scène locale. J’y ai rencontré de nombreux·ses musicien·e·s extraordinaires comme Lotte Anker, Niels Lyhne Løkkegaard, Kasper Tranberg, Jacob Anderskov, etc. J’ai rejoint PRiMi, un collectif qui organise des concerts. Mes études au RMC ont été riches en belles rencontres - Amalie Dahl, Jan Phillipp, Valdemar Kristensen, Frederik Vuust, Viktoria Søndegard et d’autres avec qui j’imagine travailler à l’avenir.

Les projets que je souhaite poursuivre sont :
Octesonance, mon travail de fin d’études pour 8 musicien·ne·s comprenant notation graphique/cellules de phrases musicales/improvisation et électronique. Je travaille sur les contrastes, les timbres, l’assimilation électronique/acoustique, la consonance/dissonance, le collectivisme mutuel et le pouvoir qui s’y cache.
Ma collaboration récente avec l’artiste Ekkoflok. La mise en boucle d’un piano en direct sur deux magnétophones, l’interactivité entre le piano et des bandes magnétiques, la tactilité, l’élargissement des limites du son, tout ça est un processus excitant et inspirant.
Les œuvres électroacoustiques pour lesquelles je travaille des collages sonores, divers enregistrements et leur manipulation, la construction de paysages sonores et d’histoires musicales.
Le trio Forchhammer/Turcerova/ Preisaitė avec l’idée de créer un vocabulaire collectif en réécoutant nos improvisations pour en tirer des éléments intéressants, et en les recyclant, composer à partir d’eux. Après deux ans de travail, on a organisé une session d’enregistrement au cours de laquelle nous avons combiné et joué toutes les méthodes expérimentées.
Branches, un trio plus conventionnel, où les mélodies, le groove et les élans spirituels jouent un rôle important (avec Ruhi Erdogan à la trompette et Rémy Gouffault à la batterie). C’est inspiré par le jazz modal, la musique folklorique, le jazz nordique.

par Matthieu Jouan // Publié le 12 novembre 2023
P.-S. :

[1Un DAW (Digital Audio Workstation) est un logiciel qui tourne sur un ordinateur et permet d’enregistrer, d’éditer et de produire de la musique.