Hétérotopos
D !evrim
A. Banville (d) M. Buronfosse (b) E. Evci (sax) S. Llado (trb) N. Morelli (p) M Pinto (ts)
On croit connaître les gens. On ne s’imagine jamais à quel point leur intimité est étrangère, mais perméable. Ainsi ce disque, qui est l’occasion pour le leader et compositeur / arrangeur Evrim Evci d’opérer un coming-out musical, n’est-il rien d’autre qu’un échantillon aussi surprenant qu’inattendu d’un « moi » métissé et sous influence de ce saxophoniste soprano en embuscade depuis des années. Et, sortant d’un coup du bois, il livre huit compositions arrangées, comme répondant à l’ordre : Poète, vos papiers !
Hétérotopos, du grec donc. Premier clin d’œil géopolitique de ce musicien parisien aux origines turques. Première pierre de sa tour de Babel personnelle.
Car tour de Babel il y a. Huit morceaux pour huit univers différents, reliés entre eux par le fil ténu de la mémoire, des influences, les siennes. On peut les reconnaître, les chercher, les sentir. On pourrait gloser, théoriser : j’entends du Dave Holland, tu entends Peter Erskine, il entend Bojan Zulfikarpasic, elle entend Steve Turre… quelle importance. C’est une musique écrite pour un ensemble, un groupe hétérogène (du grec toujours), trié sur le volet. Des mélodies polyphoniques, un système dual soprano-ténor impeccable, une rythmique infatigable, des incursions justes d’invités à cordes, les ingrédients sont épicés, le plat se déguste chaud.
On y entend Evrim Evci, saxophone soprano, très cuivré, très enlevé, dérouler sans faiblir de belles phrases, de bonnes trouvailles mélodiques. On y entend son double chromosomique, Max Pinto au saxophone ténor, enrouler, répondre, poursuivre et conforter cette mélodie. On y entend Sébastien Llado, tromboniste rebondissant venir adoucir les unissons, enrober de ses conques les cliquetis métalliques. On y entend ces trois vents s’amuser, en fanfare.
On écoute aussi attentivement la rythmique. Un pianiste pince-sans-rire, Nico Morelli, à l’aise dans les ballades, les rythmiques chaloupées, les explosions en cascade. Un bassiste solide, habitué aux voyages musicaux, Marc Buronfosse. Un batteur, Antoine Banville, aux peaux sèches et au métal mouillé, très à l’écoute. Sur deux morceaux, le guitariste Frédéric Favarel et le bouzoukiste Issa Hassan viennent ajouter quelques sonorités tendues et très à-propos, l’un pour épancher le trop plein de blues-rock de l’arrangeur, l’autre pour saluer par-delà les frontières un ancêtre troyen du compositeur.
Cette musique, celle d’Evrim Evci, est un jazz chaud, funky, bluesy. Ancré dans une tradition moderne, lorgnant sur l’esthétique américaine, intégrant les canons des big-band, empruntant aux rythmes cousins et syncopés, fusionnant les héritages culturels. Et délicat. Et prometteur.