Scènes

Jazz à Luz 2006

16ème « Festival d’altitude » dans les Hautes-Pyrénées - du 8 au 11 juillet 2006.


Depuis 16 ans, Jazz à Luz fait « le pari de l’étonnement ». Il faut ajouter à ce pari, réussi pour cette édition, celui de la diversité et de la découverte.

En effet, Jazz à Luz ne s’arrête pas au(x) jazz(s) mais étend sa palette d’exposition à toutes les musiques, qu’elles soient improvisées, écrites, fanfaronnes, trash, spirituelles ou spontanées… pourvu qu’elles (d)étonnent.

Comme pour laisser un espace plus vaste à l’imagination et aux plaisirs qu’elle procure, les lieux de ses quarante-cinq concerts sont des plus hétéroclites : du casino à la Maison de la Vallée en passant par un grand chapiteau, un Verger, une cave voûtée ou le sommet d’une colline…

Le reporter de Citizen Jazz a assisté à quatre des concerts proposés. Les autres feront l’objet d’un reportage en images.

  • Limousine - Casino - 8 juillet 2006
    Laurent Bardainne - ts, farfisa
    Maxime Delpierre - g
    David Aknin - dr

Le festival débute, sans fanfare ni trompettes, avec le groupe Limousine autour d’un verre de vin du pays. Sous un air faussement désenchanté, les membres du groupe manient leur musique avec ironie - au second degré.
Mais Limousine, c’est plus que cela.

Laurent Bardainne © H. Collon/Vues sur Scènes

Méditatif, contemplatif, attentiste, enragé et engagé dans sa quête, le trio nous fait vraiment voyager. Avec ses accents de musique de film, il nous fait traverser des espaces infinis, chargés d’histoire et de langueurs.

Maxime Delpierre © H. Collon/Vues sur Scènes

A la guitare, le jeu minimaliste de Delpierre évoque Ry Cooder, le son dirty et l’ambiance rappellent le Paris Texas de Wim Wenders. Aknin, plus percussionniste ascensionnel que batteur, défie la foudre, raconte les douleurs et les colères de ce trip. Face au tumulte, Bardainne amuse par ses facéties goguenardes et ses clins d’oeil persifleurs. A sa manière, Limousine raconte les aléas d’un road-movie musical.

David Aknin © H. Collon/Vues sur Scènes

Le même jour, No Try No Fail invite Lauren Newton sous le chapiteau - une « première mondiale », déclare non sans humour Jean-Pierre Layrac co-organisateur du festival. C’est en effet la première fois que ces quatre musiciens jouent ensemble sur scène.

Fritz Hauser © H. Collon/Vues sur Scènes

Autant le dire tout de suite, la musique est improvisée, totalement. Tout est possible, tout est permis. Rien ne relie les musiciens. Mais chacun trouve sa place. La contrebasse hystérique et martyre de Léandre subit les pires supplices alors que son bourreau exulte en produisant onomatopées, phrases dyslexiques et voix hystériques désordonnées. Au même moment, Leimgruber évacue le stress de son sax par des sonorités bruitées mais envoûtantes. Newton, elle, glapit d’une voix d’enfant ou de grand-mère, passant des cris aux sons les plus rocailleux et gutturaux en passant par des exubérances moqueuses et des jubilations orgasmiques.

No Try No Fail © H. Collon/Vues sur Scènes

Jusque-là, l’ensemble laisse une impression de véritable chaos d’expressions naturelles. Puis tout se structure. Leimgruber prend le parti de Newton ; tous deux forment alors un duo de répons où chacun teste sa tessiture. Jalouse de cette situation privée, la contrebasse rejoint le batteur, qui navigue entre douceur, délicatesse et distance.

Joëlle Léandre © H. Collon/Vues sur Scènes

Léandre fait la jointure entre les sonorités tribales et naturelles de la batterie, orientales et dansantes du sax, sombres et angoissantes de la voix de Newton, et répond à tous en s’inspirant de tous. On a l’impression de devoir s’abandonner à l’écoute pour se laisser transporter par l’unisson de cette improvisation spontanée pour entrer dans la rêverie et ne rien manquer de ce monde de sensations nouvelles.

  • Keller / Cappozzo - Dimanche 9 juillet 2006 - Maison de la Vallée
    Géraldine Keller - voc
    Jean-Luc Cappozzo - tp

On le sait, l’exercice du duo est un perpétuel défi. Nul n’échappe à cette règle. À plus forte raison dans un contexte de musique spontanée, et pour une conversation bruitiste et impressionniste entre « sonorités » à vents et cordes… vocales. Entre bruits et chuchotements, cris et hurlements, évocations rêveuses et intensités saisissantes, Géraldine Keller pousse la trompette dans les derniers retranchements de sa tessiture. Cappozzo amuse, ironise et imite la voix, les paroles de sa partenaire en tirant du souffle de sa trompette onomatopées et respirations. La concentration des artistes et l’attention du public sont telles que l’on ressent comme une suffocation dans la salle attentionnée. Salvateurs, Cappozzo et Keller finissent le concert dans le jardin de la Maison de la Vallée.

  • Gebbia / Lopez / Regef - Dimanche 9 juillet 2006 - Colline Solferino
    Dominique Regef - vielle à roue
    Gianni Gebbia- ts
    Ramon Lopez - dr

Dominique Regef et Gianni Gebbia formaient déjà ce surprenant duo vielle / sax depuis quelques années quand Ramon Lopez, batteur créatif et inspiré (et qui le prouve une fois encore), est venu se greffer pour cette expérience rare dans un environnement inhabituel, c’est-à-dire en pleine nature.

Dominique Regef © H. Collon/Vues sur Scènes

Ce trio dispose d’un atout non négligeable qu’est une instrumentation originale. Encore faut-il savoir en tirer bénéfice… Disons-le sans ambages, c’est le cas : le concert est impressionnant et la musique magnifique. La vielle à roue de Regef appelle au calme, à la réflexion. Comme si l’on écoutait une berceuse insidieuse, on se laisse aller à son roulement rassurant, sa monotonie charmante. Lopez, entre sonorités tribales, mystiques et tablas, est stupéfiant d’à-propos. On pourrait croire qu’il est l’instigateur de cette musique, le créateur de ce monde.

Ramon Lopez © H. Collon/Vues sur Scènes

Intérieur, refermé sur lui-même, Gianni Gebbia est visiblement concentré. Son jeu rappelle la tradition classique indienne. Cela devient évident quand ses sonorités s’associent à celle de la vielle, qui fait office de fond sonore harmonique, comme le luth hindou, la tâmpurâ, utilisée dans les ragas indiens. Peu à peu on devine que ce qui lie la vielle au saxophone est impalpable mais osmotique.

Gianni Gebbia © H. Collon/Vues sur Scènes

Allongé dans l’herbe de la colline Solférino, la berceuse favorisant la rêverie, on se sent comme transporté, avec des frissons dans le dos, sur un tapis volant qui nous au gré de sa fantaisie - et de la nôtre - dans l’imaginaire… Entre jubilation et apaisement, on se laisse tenter par une transe douce, comme celle qui nous submerge à l’écoute des chants bouddhistes tantriques, voire - intuitivement - à la méditation. C’est un véritable voyage spirituel, et on en redemande. Le mystère de cette création sur le vif ne sera pas dévoilé ; le public le croque à pleines dents,- et repart timidement, en tressaillant d’aise.

  • Speeq (Norvège - Pays-Bas - Danemark - Grande-Bretagne) - Dimanche 9 juillet 2006 - Chapiteau
    Sidsel Endresen - voc
    Luc Ex - basse acoustique
    Hasse Poulsen - guitare acoustique
    Marc Sanders - dr

Après une finale de coupe du monde de football à rallonge, responsable d’un retard de deux heures, Speeq arrive sur la scène du chapiteau, plongée dans l’ombre. Le groupe aura mérité son public…

Hasse Poulsen © H. Collon/Vues sur Scènes

Incandescence immédiate. Entre élucubrations bruitistes et free punk, [S]-anders-[P]-oulsen-[E]-x-[E]-ndresen-[K] est prêt à déchaîner la furie contenue pendant le match. Tout en force et virilité, Luc Ex se jette sur ses pédales et fait hurler sa guitare basse, qui se répand en aboiements agressifs. Il renverse l’instrument, en pose la tête à terre, appuie dessus et la traîne vers lui pour produire un son sourd, continu, perturbant. Dans son sillage il entraîne aussitôt Hasse Poulsen.

Mark Sanders © H. Collon/Vues sur Scènes

Très en verve, ce dernier, entre déhanchements et sueurs, utilise toutes les possibilités de sa guitare acoustique, dont il tire des sons évocateurs : proche de l’accordéon avec l’archet, métallique avec le médiator. Il joue en accords dissonants sur des rythmiques rock ou punk avec une sonorité trash et dirty, sans craindre la répétition. Très inventif quand au son, lui aussi, Marc Sanders s’associe souvent à l’un de ses comparses, dont Sidsel Endresenpour le ou la pousser souvent dans ses meilleurs retranchements.

Sidsel Endresen © H. Collon/Vues sur Scènes

La lumière se fait sur la voix limpide de Sidsel Endresen. Hors du temps, sur un tempo susurré et qui n’existera réellement que dans notre imagination, la chanteuse aux pieds nus est hallucinante, flamboyante. Tout en onomatopées aspirées et syllabes inattendues, cette vraie musicienne chante, bruite comme un disque rayé ou passé à l’envers, et ses messages subliminaux situés dans l’infra-linguistique déclenchent une dynamique rythmique qui entraîne le groupe. Chant et voix s’entrecoupent, saccadés comme des torrents multiples ; cordes vocales et claquements de langue se superposent de manière harmonieuse et sidérante. Dès lors, on ne sait plus si cette musique nouvelle, au gabarit plus free rock que jazz, naît d’une improvisation basée sur un canevas prédéfini, de grilles, ou d’une complicité naturelle entre créateurs. Mieux vaut ne pas s’en soucier, mais simplement en jouir.

Luc Ex © H. Collon/Vues sur Scènes

Terreur enfantine quand on a pour seuls compagnons les bruits de la nuit. Impression de violence et de fragilité sur une trame hystérique mais créatrice : alors que Luc Ex tape sur les cordes de sa basse avec une cuillère, celle-ci lui échappe et atterrit dans le public. Gêné, il s’interrompt - en même temps que le batteur et le guitariste, qui éclatent de rire. Endresel, elle, est perturbée. Sa voix magnifique s’éteint et laisse place à la personne même, visiblement timide et émue. Déjantée, décalée, elle n’arrive pas à sortir de sa transe créatrice pour revenir aussi brutalement à la réalité. Entre fou rire et sanglots, elle finit par se reprendre, victime de son propre talent.