Tribune

Jazz au Danemark : Slap Af !

Une petite histoire du jazz au Danemark d’hier à demain, en toute subjectivité.


Le Danemark est un pays de jazz. Il est plein d’autres choses, certes, mais ce royaume entretient une histoire bien singulière et complice avec cette culture, ses musicien.ne.s, son histoire et maintenant son présent.
Ce dossier sur le jazz au Danemark, sur les musicien.ne.s danois.es et sur le monde du jazz est constitué en partie des articles écrits sur le sujet depuis plus de vingt ans par Citizen Jazz et par une quantité non négligeable d’articles écrits pour l’occasion. Il est en constante évolution, les futurs articles en rapport avec le jazz danois trouveront leur place dans le dossier au fil du temps.

Historiquement, le Danemark, comme la plupart des pays d’Europe, a vu plusieurs vagues de jazz ou de « proto jazz » déferler sur les capitales culturelles, dans les lieux de vie nocturne et festive et irriguer, à plusieurs reprises, les veines des passionné.e.s.
Ainsi, dès le fin du XIXe siècle, les spectacles de vaudeville et de minstrel venus des USA se produisent dans les théâtres, brasseries et foires du pays, comme partout en Europe. Neutre pendant la Première Guerre mondiale, le royaume ne vit pas passer les soldats noirs américains et leurs orchestres militaires de ragtime, comme le fameux orchestre du 369e Régiment dirigé par James Reese Europe en France. Pas de contact direct et marquant avec cette musique naissante. C’est donc quelques années plus tard, avec la vague du cakewalk et surtout l’arrivée des orchestres et revues au début des années 1920 que se fait la vraie rencontre. Comme partout, cette musique étrange et nouvelle trouvait amateur.trice.s et détracteur.trice.s ; enjouée et festive pour les un.e.s, décadente et racisée pour les autres.

L’équivalent des zazous français, belges ou berlinois sont les swingpjatter.


Mais, comme dans les autres pays, les premiers orchestres danois se forment pour jouer du jazz à partir des années 1925. Tout va très vite. Dès lors, le Danemark est sur la route des tournées européennes des musicien.ne.s américain.e.s. tels que Coleman Hawkins, Adelaide Hall, Valaida Snow, Josephine Baker, Duke Ellington, Louis Armstrong…
Dès les années 1930, les premiers établissements pour jouer et écouter du jazz sont fondés et la littérature musicologique sur le jazz voit le jour. Comme en France. Le temps des échanges commence, les groupes mixtes se forment le temps d’une tournée et les enregistrements s’échangent, se mêlent. Il semble établi que les plus célèbres d’entre eux à l’époque sont le violoniste quasi-immortel Svend Asmussen (1916 - 2017) et le pianiste, fan de Fats Waller, Leo Mathisen (1906 – 1969).

John Tchicai © Hélène Collon
John Tchicai © Hélène Collon

La période 1940-1945 est surnommée l’Age d’Or du jazz danois en raison de la particularité du royaume sous administration allemande. Occupé par le IIIe Reich mais avec une politique spéciale et moins violente qu’ailleurs, le jazz n’est pas considéré comme une musique dégénérée et l’occupant laisse jouer. La période sombre est alors propice à l’explosion des enregistrements de disques et des concerts de jazz. Les jeunes d’alors, l’équivalent des zazous français, belges ou berlinois sont les swingpjatter.
Après la guerre, les musicien.ne.s américain.e.s reviennent avec le be-bop et le revival. L’un des premiers à venir est Don Redman en 1946. Le be-bop est adopté par les locaux et on peut nommer, parmi les tenants du genre, Bent Axen (p) et Max Brüel (sax).

le Jazzhus Montmartre où vont s’enregistrer des concerts parmi les plus célèbres de l’histoire


Les années 50 sont pour les Danois.e.s une succession de tournées américaines, comme dans toute l’Europe, friande de cette musique. Un orchestre professionnel est alors monté par Ib Glindemann (1934 – 2019), trompettiste et arrangeur, et joue pour la radio. Il sera le berceau de nombreuses vocations.
A l’instar de la France, le Danemark voit la naissance des Hot Clubs, très tournés vers le jazz traditionnel et, tout en devenant une musique académique, le jazz danois peine à se moderniser. Ce sont pourtant ces groupes qui vont fonder les clubs, les labels et les magazines qui vont ancrer la culture du jazz dans la culture générale. L’orchestre Papa Bue’s Viking Jazz Band est la figure de proue de cette aventure.
A cette époque sont fondés le label Storyville et le mondialement célèbre Café Montmartre (en 1959). Les années 60 vont marquer une période particulière qui va voir le jazz au Danemark bénéficier d’une meilleure audience à la radio et d’une scène attirante pour les musicien.ne.s américains, notamment et surtout le Jazzhus Montmartre où vont s’enregistrer des concerts parmi les plus célèbres de l’histoire (citons les Live/A Day in Copenhagen de Roland Kirk, Zoot Sims, Dexter Gordon, Miles Davis, Eric Dolphy, Thelonious Monk, Johnny Griffin….). C’est aussi l’époque, comme en Allemagne, des orchestres de jazz de la radio. Danmarks Radio a le sien, qui emploie de nombreux artistes.

N.H.O.P salle des fêtes de Marciac le 28-03-1998

Les musiciens américains qui viennent à Copenhague, trouvent au Danemark une qualité de vie nouvelle et un sens de l’égalité et de la tolérance si développés que nombre d’entre eux décident d’y rester. Ainsi, Dexter Gordon, Kenny Drew, Stan Getz, Oscar Pettiford, Ben Webster, Horace Parlan par exemple, ont été résidents danois et piliers du Jazzhus Montmartre.
Aussi, des musiques plus aventureuses s’y faisaient entendre grâce aux séjours réguliers des inventeurs du free-jazz, et c’est dans ce contexte de concerts et jam-sessions quasi-permanentes que le contrebassiste Niels-Henning Ørsted Pedersen (NHØP) s’est professionnalisé, tout comme ses compagnons Alex Riel (d), Palle Mikkelborg (tr) ou Thomas Clausen (p). Le Jazzhus Montmartre a connu plusieurs aléas, a fermé puis rouvert, a déménagé plusieurs fois, et encore récemment, il a évité une fermeture définitive grâce à un.e mystérieux.se mécène…

L’histoire du jazz au Danemark passe donc par NHØP, le contrebassiste à la carrure mondiale. Mais ce point de convergence n’est pas le seul. Une fois passée la vague bop, revival et post-bop, les tenants de l’avant-garde sortent du bois et l’un d’eux, danois métis et déjà voyageur, rentre des USA pour s’installer au pays natal : c’est le saxophoniste John Tchicai. Son retour, à la fin des années 60, le place en situation de chef de file du mouvement free qui avait établi ses quartiers au Reprise, en périphérie de la capitale. Toute l’effervescence locale ne les protège pas de la vague jazz fusion, de laquelle émerge le saxophoniste Simon Spang-Hanssen, qui plus tard, viendra enrichir l’histoire du jazz français. Les musicien.ne.s danois.es s’exportent plutôt bien, on le verra.
Comme partout, le temps du jazz comme musique populaire est passé, remplacé par d’autres musiques cousines, et le jazz devient une institution subventionnée. Le Danemark se dote alors, comme dans les autres pays d’Europe, de structures en mesure de financer et soutenir la création qui, ici aussi, est passée de la musique de danse presque diabolique à la musique savante du XXe siècle.
Aussi, fort de multiples collectifs, financements et autres dispositifs d’aides, le toujours fameux Rhythmic Music Conservatory (RMC – en danois le Rytmisk Musikkonservatorium) est créé en 1986 à Copenhague, la même année que l’Orchestre National de Jazz en France.

Simon Toldam, Laura Toxvaerd et Marilyn Mazur. Photo : Christer Maennikus

Le RMC est aujourd’hui comme un épicentre de la création jazz au Danemark et fait partie des pôles d’attractivité, comme Amsterdam ou Berlin. Ce nom revient dans nombre des entretiens ou des articles consacrés à la scène danoise.
Un événement étonnant vient illustrer la qualité et l’attractivité des musicien.ne.s danois.es, l’album Aura de Miles Davis. Ce dernier est venu au Danemark pour recevoir le prix Sonning Music Price en 1984 et, à cette occasion, le compositeur et trompettiste Palle Mikkelborg compose la suite Aura qui sera enregistrée par Miles, accompagné de musicien.ne.s danois.es et le disque intégrera logiquement sa discographie officielle. Rien de moins. C’est d’ailleurs à partir de ce moment qu’il emploiera la batteuse et percussionniste Marilyn Mazur, qui restera membre de ses groupes pendant quelques années.

une nouvelle génération de musicien.ne.s, jeune, mixte et ouverte à toutes les expériences, voit le jour


À la fin des années 80, sous l’impulsion de plusieurs facteurs, apparaît une sorte de jazz scandinave, le fameux Nordic Sound, qui englobe un peu de tout, tant que ça sonne éthéré. On écoutera quelques disques ECM pour s’en rendre compte. Le tropisme scandinave s’éveille et les musicien.ne.s puisent dans les traditions locales pour s’inspirer, aussi bien dans le corpus écrit ou oral que dans l’instrumentation.
Enfin, à partir des années 90, une nouvelle génération de musicien.ne.s, jeune, mixte et ouverte à toutes les expériences voit le jour, en partie issue du RMC. La première vague est celle qui comprend la saxophoniste Lotte Anker (qui répond à nos questions), Kresten Osgood, le batteur insatiable (lire son entretien), Søren Kjærgaard, Simon Toldam et Jacob Anderskov, tous trois pianistes. Mais ce n’est pas tout : les frères Hess (cf. Hess is more, le spectacle qui se produit au festival de Copenhague) viennent de Aarhus, l’autre grande ville du pays, ainsi que l’international guitariste (Paul Motian, Thomas Morgan, etc.) Jakob Bro (dont nous parlions récemment).
Dans le même temps, la structuration au niveau national s’organise et voit à la fin des années 1990 la naissance de JazzDanmark, structure unique qui a pour but la diffusion du jazz danois à l’étranger et le financement de la création au pays. C’est aujourd’hui l’interlocuteur principal pour la diffusion du jazz.

Au fil du temps, de nombreux lieux de diffusion du jazz et des musiques improvisées se sont ouverts et fermés. Certains ont pu marquer leur époque et d’autres résistent encore et sont aujourd’hui (mars 2022) les endroits où l’on peut écouter du jazz vivant. Quelques personnalités jazz (musicien.ne.s, journalistes, diffuseurs, institutions) ont dressé pour Citizen Jazz une petite liste de lieux emblématiques dont voici le concentré.
A Copenhagen, le Jazzhus Montmartre, bien sûr, avec une programmation moderne et classique et une ambiance très marquée « club de jazz ».
Le Copenhagen Jazzhouse, plus ouvert sur la musique contemporaine, qui entre-temps s’est transformé en tiers lieu sous le nom d’Alice. Dans les anciens abattoirs de la capitale, le fameux quartier Kødbyen, outre le 5E, une salle de concert municipale qui sert régulièrement de lieu de jazz (le festival ILK s’y tient tous les ans), on trouve aussi un complexe restaurant-bar-salle de concert, le H15,auquel est rattaché le Klub Primi, ouvert à toutes les musiques innovantes.
Le Paradise, en plein centre, qui fait la part belle aux musicien.ne.s danois.es.
En face du parc royal Kongens Have, le club, bar, disquaire JazzCup propose un jazz plus ancré dans l’histoire.
A Ondese, la salle de musiques actuelles Dexter.
A Aarhus la salle Sunship.
A Sønderborg, le Jazz Club.
A Aalborg, une salle pour les musiques actuelles, musiques du monde et jazz, le Huset.

Il y a un festival, le CPH Jazz Festival, immense, avec plus de 1200 concerts en été et une reprise en hiver. Ce festival fonctionne avec un double système. D’une part une programmation internationale, souvent américaine avec les groupes en tournée, dans des lieux de grande capacité (scène nautique, théâtre, parcs, etc.), d’autre part l’intégration officielle (on ne parle pas de Off ou de In) de quantités de concerts organisés à travers la ville par tout ce qui compte de salles de concerts, bars, associations, écoles, collectifs, etc… On retrouve ainsi des « sous-festivals » au sein du CPH, comme celui du RMC, des collectifs Barefoot et ILK.
Mais il ne faut pas oublier le festival Århus Jazzfestival qui se tient en été et qui programme des groupes de haut niveau.
Pour du jazz plus traditionnel, il faut se rendre à Silkeborg pour le Riverboat Jazzfestival. Citons également le Svendborg Jazzfestival et Jazz I Trekanten.

Copenhague comme pôle musical européen, et ce depuis longtemps


Enfin, concernant les labels représentatifs danois, on peut citer ILK, l’avant-garde contemporaine, qui fait l’objet d’un portrait, Stunt Records, le jazz moderne plutôt mainstream, Storyville Records pour des enregistrements historiques, Barefoot Records, autre avant-garde et collectif très actif, April Records, plutôt tourné vers les mélanges électroniques et Gotta Let It Out qui accompagne et publie une grande partie de cette nouvelle scène improvisée et qui fait aussi l’objet d’un article.

On y retrouve une grande partie des musicien.ne.s présenté.e.s dans ce dossier, comme le batteur Kresten Osgood, la saxophoniste Lotte Anker, la saxophoniste Laura Toxvaerd, le pianiste Jeppe Zeeberg, le batteur Rune Lohse, le batteur Peter Bruun, la saxophoniste Signe Emmeluth, la pianiste Kathrine Windfeld, etc.

Mette Rasmussen. Photo Laurent Orseau

En guise de conclusion, on peut aussi évoquer Copenhague comme pôle musical européen, et ce depuis longtemps, avec quelques illustrations non exhaustives des départs et arrivées. D’abord, les deux Danois les plus français sont Simon Spang-Hanssen, le saxophoniste, qui est venu vivre en France quelques années et y a fait de belles rencontres musicales. Mais surtout le guitariste Hasse Poulsen, qui vit ici. Membre de Das Kapital, il initie de nombreux projets et écrit même dans Citizen Jazz.
Ce ne sont pas les seuls Danois.es en exil. Il y a les deux saxophonistes Signe Emmeluth et Mette Rasmussen, qui vivent et travaillent en Norvège (la perméabilité scandinave y est pour beaucoup), et le contrebassiste Jonas Westergaard qui vit à Berlin. On trouve également les musicien.ne.s suivant.e.s, bien ancrés dans la scène jazz danoise : la pianiste slovène Kaja Draksler, la saxophoniste estonienne Maria Faust, le batteur polonais Szymon Gąsiorek, son compatriote trompettiste Tomasz Dąbrowski… Mais avant eux, certains sont venus trouver refuge et même repos éternel, car en visitant les cimetières de Copenhague, on peut déposer une fleur sur les tombes de Thad Jones, Ben Webster, Kenny Drew, Ed Thigpen ou encore Duke Jordan. Un véritable Père Lachaise du be-bop !

Aujourd’hui, les musicien.ne.s de la scène danoise sont à retrouver au fil de nos colonnes, en suivant l’actualité ou en visitant régulièrement ce dossier thématique.