Scènes

Jazz sous les pommiers, la saison aux 40 goldens

Décalé au mois d’août pour cette année, le festival normand a réussi son pari.


Sylvain Rifflet & Verneri Pohjola © Gérard Boisnel

Ce n’est pas tant le fait de décaler de mai à août le festival qui relève de la gageure, mais bien d’enchaîner cette édition estivale à la prochaine qui, elle, reprend ses marques printanières. Pour autant, malgré les mesures sanitaires drastiques, le festival a fait belle figure.

Bracelets de couleur pour prouver la validité de son passe sanitaire, suivi des jauges en direct, port du masque en intérieur, répartition des zones festivalières pour une meilleure déconcentration, le festival a mis en place les moyens d’assurer la sécurité de chacun.e.
Cette quarantième édition marque aussi un changement d’importance pour l’équipe associative du festival et sa tutelle municipale puisque la ville vient de voter une nouvelle délégation de service public pour le Comité Coutançais d’Action Culturelle, à qui est confiée la gestion du théâtre et du festival. Il s’agit pour la mairie de séparer l’activité technique et économique de l’association et la gestion municipale, jusqu’à présent très imbriquées. Cette année, 279 bénévoles, 144 salariés ont fabriqué le festival et accueilli professionnel.le.s, partenaires et public qui a répondu présent : 17500 billets vendus et près de 25000 personnes en comptant les concerts gratuits. Le festival, comme la plupart des évènements culturels, génère des milliers d’euros de retombées financières (emplois locaux, location et achat de matériel, restauration, hôtellerie, etc.). C’est une grande marque de confiance mais une responsabilité accrue. Cela n’enlève rien à l’enthousiasme du directeur du festival Denis Le Bas qui, toutes chemises bariolées dehors, parcourt à grandes enjambées les ruelles de la ville, d’une scène à l’autre, supervisant avec bonhomie cette machine huilée et pertinente qu’est devenu Jazz sous les Pommiers.

Théo Ceccaldi’s KUTU © Gérard Boisnel

Ce n’est pas un hasard si, cette année, le Centre National de le Musique est venu y présenter les Jazz Export Days, une vitrine de la scène jazz française à l’attention de nombreux professionnels étrangers, venus faire « leur marché ». Ce n’est pas un hasard non plus si la Ministre de la Culture s’est fendue d’un déplacement pour fêter le 40e anniversaire du festival. A cette occasion, elle a pu échanger avec quelques musicien.ne.s, dont l’équipe des ancien.ne.s artistes en résidence. Il a été question notamment de la stupide réglementation de la SNCF qui autorise les skis et les landaus dans les trains, mais pas les contrebasses ni les harpes. Une promesse ministérielle a été faite de prendre le sujet en considération. Hasard du calendrier ? La liste des nominations à l’ordre des Arts et Lettres de mai 2021, signée par la Ministre, comporte un nombre impressionnant de musiciennes de jazz françaises.

Autre point fort de cette édition, le concert des résidents. L’idée est de réunir sur une même scène tou.te.s les musicien.ne.s qui ont été en résidence au festival. Le casting est impressionnant : Franck Tortiller (vibraphone), Yves Rousseau (contrebasse) , Bojan Z (piano, Rhodes), Louis Winsberg (guitare), Andy Sheppard (saxophone), Thomas de Pourquery (saxophone, voix), Airelle Besson (trompette), Anne Paceo (batterie), Théo Ceccaldi (violon) et Fidel Fourneyron (trombone). Une telle réunion peut tourner à la catastrophe, mais les résidents ont trouvé la bonne formule : arranger chacun un de leurs titres pour l’ensemble en question, évitant ainsi les pannes d’inspiration ou les cohues sur scène. Le résultat est un concert roboratif et festif que l’on peut visionner ici.

Pour ce qui est de la programmation en général, c’est toujours au Magic Mirror que se font les découvertes plus ou moins heureuses, mais c’est le jeu. Celle de Kutu, le projet de Théo Ceccaldi avec les chanteuses rock Hewan G/Wold et Haleluya T/Tsadik issues de l’underground éthiopien est une fantastique découverte, une orgie de sons (Cyril Atef à la batterie et Valentin Ceccaldi à la basse sont à la fête), de couleurs et surtout, une ambiance de teuf abyssinienne étourdissante.
La cathédrale, le cinéma, les places et les plages de la région sont aussi autant de lieux de concerts et de surprises.

Parmi les ensembles programmés dans les deux grandes salles, le théâtre et Marcel-Hélie sur ces 5 jours d’août, on notera les prestations de Ballaké Sissoko, un solo pour commencer (Vincent Ségal, son complice violoncelliste, est en retard à cause du train) et quelques autres interventions pour une musique aux accents sautillants et tempérés, faite de cordes et de bois.

Sylvain Rifflet & Verneri Pohjola © Gérard Boisnel

Mais le meilleur souvenir reste le concert du quartet Troubadours du saxophoniste Sylvain Rifflet. On a déjà dit tout le bien qu’on pense de cette musique particulière, de l’instrumentation dans la chronique du disque. Mais sur scène, avec la shruti-box armée de son dispositif à pédale et Sandrine Marchetti à l’harmonium, on entre dans le domaine de l’envoûtement, lent et mystique. La trompette de Verneri Pohjola, un complice de longue date du saxophoniste, donne une couleur de velours aux mélismes et aux improvisations en duo avec le saxophone. L’écriture, modale et très simple harmoniquement, se base sur une scansion rythmique que Benjamin Flament distille avec aisance depuis son étonnant set de percussions, mais avec retenue. On assiste à une sorte de célébration orgiaque, un moment suspendu ; comme une « Passion selon Saint Sylvain » qui ferait même douter de la non-existence de Dieu. Le public ne s’y trompe pas puisqu’après une longue standing ovation, il en redemande tant qu’après quelques rappels, le saxophoniste termine seul sur scène par un solo enroulé et délié.
Il faut bien prendre garde de ne pas regarder la musique d’inspiration médiévale comme une mode passagère : ce qu’en fait Sylvain Rifflet est parti pour durer.

Rendez-vous pris pour le mois de mai 2022, pour d’autres pommes, d’autres cidres et d’autres camemberts normands.