Chronique

Jean-Brice Godet

Lignes de crêtes

Jean-Brice Godet (cl, bcl, elec, fx), Pascal Niggenkemper (b, objets) Sylvain Darrifourcq (perc, dms, objets)

Label / Distribution : Clean Feed

Les Lignes de crêtes, ce sont ces points hauts entre deux vallées comme autant de mondes, où le chemin est si étroit qu’on se voit tomber à chaque pas. Les alpinistes le savent, ceux qui chutent sont ceux qui avancent à pas comptés, hésitants, les genoux en nougat et les mollets contractés. Mieux vaut filer droit devant, à pas amples et assurés ; en musique c’est idem. Sur la ligne de crête où convergent les à-pics les plus vertigineux de l’improvisation et du free, on ne sera pas étonné de retrouver le trio constitué autour du clarinettiste Jean-Brice Godet. Ils s’y comportent comme des chamois, sautant d’un piton rocheux à l’autre sans redouter les éboulis. Le contrebassiste Pascal Niggenkemper est certes coutumier des fonds marins, dont il a fait un sublime Talking Trash, mais l’altitude ne l’effraie pas, et sa contrebasse truffée de corps étrangers d’usages divers s’adapte à l’ivresse des sommets. Quant à Sylvain Darrifourcq, son approche si charnelle et si personnelle de la percussion suggère justement la pesanteur. Le nécessaire équilibre.

Godet et Niggenkemper sont des compagnons anciens. On avait d’ailleurs entendu le contrebassiste dans Mujô, avec le batteur Carlo Costa, lui-même leader de l’orchestre Acustica, où ils émargent ensemble. Dans tous ces cas, les sons deviennent autant de matière sensible, fragile, impermanente qui fait tressaillir ou divaguer. C’est exactement l’enjeu de « No Border », le long premier morceau de l’album. Après quelques instants de silence, les ondes d’une radio se règlent sur des souffles indécis. On pénètre dans un biotope inconnu. Il n’est pas inquiétant, il est simplement en expansion et luxuriant. Les sons proviennent de tout : objets ou surfaces, sans que l’on sache vraiment déterminer à quoi ils appartiennent ; des cliquetis peuvent venir d’une batterie à la saccade faussement régulière ou des cordes qui claquent sur de nombreux obstacles. On pense dans un premier temps que tout est fortuit et aléatoire, mais une écoute attentive balaie ce sentiment. C’est au contraire un chaos tout à fait entretenu, voire programmé dans son inéluctable submersion. Les clarinettes de Godet sont à la manœuvre, ce que l’on perçoit naturellement dans le court « No Logo » où des bribes de mélodies serpentent entre les stridences et les frappes. C’est un enchevêtrement touffu qui symbolise un sous-bois grouillant de mousse.

Une nature qui regagne ses droits mais se souvient des architectures passées. Les lignes de crêtes ne surplombent pas une forêt vierge, bien plutôt un terrain vague, abandonné, laissé aux ronces qui lui redonnent vie. C’est l’affirmation d’une déclaration d’indépendance de trois musiciens qui sondent depuis longtemps des univers peu ou prou semblables : l’Apoptose de Sylvain Darrifourcq se rappelle à notre bon souvenir lorsqu’il heurte sa cithare (« No Fear ») et aux deux autres pointes du trio, on identifie une attitude contemplative aperçue dans Mujô ou dans Look With Thine Ears, le solo du contrebassiste. Quand l’orchestre se met à rugir (« No God »), on perçoit une quiétude malléable qui reprendra toujours sa forme initiale, malgré les turpitudes et les escarpements. Respirez un grand coup et laissez-vous ballotter par ces artistes sans craindre le précipice. Ce disque est un voyage magnifique.