Jean-Brice Godet
Rencontre avec un clarinettiste explorateur
Photo : Christian Taillemite
Le clarinettiste Jean-Brice Godet est de ces musiciens que l’on retrouve régulièrement dans nos articles, grâce à de nombreux projets à large spectre. Artisan discret de la musique improvisée, on le retrouve tout autant de le Tentet de Joëlle Léandre qu’à New-York avec Carlo Costa ou Frantz Loriot. Déjà instigateur de deux orchestres remarqués, Mujô et Lignes de Crêtes, Godet propose avec Epiphanies une performance solo très personnelle et pleine d’émotion qui démontre qu’il a de nombreuses choses à dire. Passionné de son et d’appareils électroacoustiques, son solo met en scène un matériau brut particulièrement fascinant. Rencontre avec un musicien passionnant.
- Jean-Brice Godet
- Pouvez-vous vous présenter ?
Je suis un clarinettiste et compositeur résidant à Pantin. J’ai grandi en banlieue parisienne où j’ai fait mon apprentissage, puis j’ai beaucoup voyagé grâce à la musique. C’est notamment le cas à New York, où j’ai passé beaucoup de temps. J’ai développé, par bricolages successifs, un set-up électroacoustique qui regroupe radios et dictaphones à cassette. Je me sers de plus en plus de ce dispositif dans le spectacle vivant.
Je joue aujourd’hui dans diverses formations allant du solo au grand orchestre. Les rôles varient en fonction des groupes : tantôt je dirige (Adieux Fantômes, Lignes de Crêtes, Mujô), tantôt je co-dirige (WATT, Tripes), tantôt je suis sideman (AUM, ONCEIM, Tentet de Joëlle Léandre, ARBF).
- Comment expliquez-vous cette profusion ?
Ce foisonnement dont vous parlez n’est hélas qu’apparent, la réalité est que chacun de ces orchestres ne joue malheureusement que trop peu souvent…
Je joue dans des orchestres depuis l’âge de huit ans, d’abord dans des orchestres d’harmonie, puis dans des orchestres symphoniques pendant mes années d’étude, maintenant dans des ensembles de musique créative et/ou d’improvisation. Cette pratique de la musique en grand ensemble a toujours fait partie de ma vie de musicien. J’ai l’impression que ça s’inscrit dans une suite logique.
Tous ces projets ont leur singularité, leurs manières de travailler et de faire vivre la musique sont très différentes, à l’instar des musiciens qui y sont rassemblés et de leur leader. C’est une vraie chance de pouvoir partager la musique de manière si unique à chaque fois.
Je crois que j’ai besoin de diversité dans mes activités de sideman, alors je cultive peut-être ça d’une manière ou d’une autre…
- Parallèlement à ça, on vous a entendu bâtir une carrière de leader, notamment en quartet, avec Mujô mais aussi Lignes de crêtes. Vous y défendez un jazz libre mais ancré dans une certaine tradition. Pouvez-vous nous parler de ces orchestres ?
Les deux groupes sont issus de processus très différents !
Mujô est le résultat/résidu de mes nombreux séjours à New York entre 2011 et 2015. J’atterris là-bas grâce à mon ami Frantz Loriot qui s’y installe pour 5 ans. J’y découvre une culture de la session (rencontre improvisée à domicile) très forte, une curiosité envers tout ce qui vient d’ailleurs, une énergie débordante (parfois trop) et aussi un pragmatisme et une simplicité dans la manière de monter un répertoire et de le faire vivre sur scène. J’y rencontre des musiciens incroyables, Michaël Attias, Pascal Niggenkemper, Carlo Costa. La musique est tout de suite là. Alors je creuse. Je compose des sortes de thèmes de jazz, de standards, mais très ouverts pour laisser toute la place à l’expressivité de chacun, puis nous les jouons en concert. Et puis au bout d’un moment j’arrive à en faire un disque. L’axe de travail a toujours été le développement de l’écoute et de l’interaction entre nous quatre plutôt que la réalisation parfaite et froide de la partition.
- Jean-Brice Godet, Pascal Niggenkemper, Sylvain Darrifourcq
Quant à Lignes de Crêtes, je commence à jouer en duo avec Sylvain Darrifourcq. Assez vite, il devient évident pour moi qu’il faut faire quelque chose avec Pascal Niggenkemper en plus. Une carte blanche à L’Atelier du Plateau me permet de mettre sur pied ce trio et de l’enregistrer.
C’est une sorte de trio Clarinette/Contrebasse/Batterie « augmenté », nous jouons à la fois tous trois nos instruments de manière traditionnelle et avons par ailleurs chacun développé des « extensions », moi avec les radios et les lecteurs K7, Pascal avec des moteurs et tout un tas d’objets qu’il met dans sa contrebasse et Sylvain avec l’électronique.
La musique est ici complètement improvisée. Elle m’évoque une matière en perpétuel mouvement, se nourrissant d’elle-même tout en avançant dans une tension croissante. Par les sons utilisés, elle provoque aussi beaucoup d’images. En tout cas elle ouvre un imaginaire.
Je ne crois pas à une absence totale de hiérarchie, mais la hiérarchie doit être mouvante, re-questionnée en fonction des projets.
Les rôles ne peuvent être rattachés systématiquement aux mêmes personnes
- Dans ces quartets, on retrouve un musicien comme Pascal Niggenkemper, avec qui vous avez beaucoup travaillé. La notion de « famille » de musicien est elle primordiale dans votre discours musical ? Cette famille s’étend-elle à Joëlle Léandre, vous qui avez fait partie de son tentet ?
Je ne sais pas si le terme de famille me convient, je préfère celui de nébuleuse. Une famille impliquerait une sorte de hiérarchie et d’héritage…
Quels que soient les influences et les apprentissages, chacun cherche ensuite à développer sa propre singularité.
J’ai eu la chance de beaucoup travailler avec Joëlle ces dernières années, (ciné-concert, quartet, tentet…). Elle a cette détermination incroyable à aller au bout des choses, coûte que coûte. Elle trace un sillon unique et très fort.
- Mais dans une nébuleuse, il y a quand même des astres en orbite autour d’autres… Voulez-vous dire que c’est une approche très libertaire, collective, sans centralité , ?
Je crois surtout à une approche beaucoup plus horizontale que celle de la famille. Multi-centrale, si on veut. Avec autant de centres que d’individus. Une nuée de centres qui interagissent les uns avec les autres en fonction des circonstances et des contextes. Je ne crois pas à une absence totale de hiérarchie, mais la hiérarchie doit être mouvante, re-questionnée en fonction des projets. Les rôles ne peuvent être rattachés systématiquement aux mêmes personnes.
- Avec cette nébuleuse, donc, vous avez notamment enregistré WATT, quartet de clarinettes qui fait le choix radical de tenir une note pendant tout un disque, de travailler les souffles, les changements imperceptibles, etc. Vous pouvez présenter cette démarche ?
Au départ de WATT, il y a Julien Pontvianne qui nous réunit, Antonin-Tri Hoang, Jean Dousteyssier et moi, pour faire des sessions sans autre but que celui d’expérimenter des pistes de travail. Alors on essaie plein de choses, des compositions, de l’improvisation… Je trouve un concert dans un lieu parisien et Julien propose de partir sur la même note pour ensuite développer une longue improvisation. À ma grande surprise tout le monde est d’accord, et l’aventure de WATT commence.
Assez rapidement nous avons organisé notre première tournée et enchaîné une vingtaine de concerts en jouant la « même chose » tous les soirs. C’est là que la musique a grandi et que nous avons vraiment compris ce que nous étions en train de faire. Le plus infime des changements prend une dimension qu’aucune autre musique ne permet d’entendre. Je pense sincèrement qu’avec une autre équipe ça n’aurait pas pu avoir lieu. Il s’y trouve un respect collectif rare et une entente exceptionnelle.
- On en parlait tout à l’heure, vous êtes proche du violoniste Frantz Loriot, ce qui vous a amené aux Etats-Unis, notamment avec Carlo Costa. Vous avez également participé à des master classes avec Braxton… Un horizon à venir ?
Ce n’était pas une master class mais bel et bien un véritable orchestre. Nous avons fait six concerts, deux par soirée pendant trois soirs, avec l’orchestre de Walter Thompson qui invitait Anthony Braxton. Frantz Loriot, John Cuny et Michaël Attias étaient aussi de cette aventure. C’était tellement riche et fou que cela prendrait trop de lignes de tout raconter ! Braxton est un musicien magnifique avec une énergie proche de celle d’un enfant, il était très curieux de chacun d’entre nous et voulait sincèrement que nous jouions le plus possible avec nos caractères propres.
Pour ce qui est des États-Unis, le programme The Bridge auquel je vais participer devrait me permettre d’y retourner et de reconnecter avec cette scène.
Le son est par essence même impermanent, et donc la musique aussi.
Elle disparaît à jamais une fois jouée.
- Avec qui allez-vous faire cette tournée The Bridge ?
En 2022, nous partirons, si tout va bien, en quartet avec Greg Ward (sax alto), Hélène Labarrière (contrebasse) et Isaiah Spencer (batterie).
- Quand on regarde vos choix artistiques, Il y a un point commun à tout cela, c’est le son, le traitement du son brut. C’est une matière première indispensable ? Ca dépend aussi de votre concept d’impermanence que vous développez dans Mujo ?
La première chose qu’on entend d’un musicien c’est le « son ». La manière dont il se déploie dans l’espace, dont il le fait vibrer. Le son est par essence même impermanent, et donc la musique aussi. Elle disparaît à jamais une fois jouée.
Une fois ces évidences dites, il faut retourner travailler la matière sonore pour la sculpter, pour savoir exactement ce qu’on veut envoyer dans l’univers et dans les oreilles (voire dans le corps) des gens. J’ai passé des années à travailler uniquement le son de ma clarinette, la manière de la faire sonner, tous les jours, vacances comprises. Et je n’ai toujours pas fini. Alors oui c’est un sujet qui est primordial car magnifiquement passionnant et sans fin.
- Jean-Brice Godet
- Parlant du son, venons-en à votre solo Epiphanies, qui intègre bien-sûr la clarinette, mais aussi tout un dispositif électro-acoustique et de bandes. Comment est venue l’idée de cette alliance ? Est-ce, justement, une épiphanie ? Une révélation ?
J’ai commencé à improviser avec un dictaphone et une radio il y a une dizaine d’années lors d’un série de soirées d’impro à l’Olympic que nous co-organisions avec Sylvain Cathala et Fred Maurin. J’avais trouvé ces deux objets dans le grenier de mon père.
Pendant très longtemps c’est resté très rudimentaire, puis j’ai acheté une table de mixage d’occasion sans intention particulière. Tout ça est resté au placard pendant un ou deux ans. Et un jour, « épiphanie », je me suis rendu compte que je pouvais tout brancher ensemble et en faire un dispositif étrange et inédit. Inventer un nouvel instrument en quelque sorte. Alors, j’ai cherché et acheté d’autres dictaphones, commencé à faire du field recording sauvage et à collecter des cassettes à droite à gauche, toujours sans but précis, musicalement du reste.
J’ai commencé à m’en servir dans les projets des autres, comme un truc en plus de mon instrument.
Et puis, encore une fois, « épiphanie », je me suis rendu compte que je pouvais en faire un solo. Je ne voulais pas utiliser la clarinette au départ, en fait elle est revenue d’elle même, comme une évidence. Parce qu’elle est à la base de mon travail, probablement.
- Ce disque est étrange et très personnel, la dimension autobiographique est-elle primordiale ?
Oui, le terme d’épiphanie ne concerne pas que le processus, chaque piste correspond à une « révélation » musicale très forte à un moment donné de ma vie. Bach, Ligeti, Coltrane, Otomo Yoshihide, la musique bruitiste, WATT…
D’autre part, la dimension cathartique est indéniable. Je ne m’étendrai pas trop là-dessus ici. Simplement dire que la rencontre avec la metteuse en scène Marine Mane, qui traversait des moments similaires, a été très forte artistiquement et a nourri une pièce entière : « L’absence ».
- Comment pourriez-vous présenter la démarche et cette capacité à raconter des histoires de manière presque cubiste ?
Parallèlement au développement de cet « instrument », je me suis mis à faire beaucoup de collages, à dessiner et à peindre énormément, de manière quasi compulsive et obsessionnelle. Je ne crois pas qu’on puisse faire les choses et les théoriser en même temps. Mais a posteriori, il y a un lien direct entre les deux pratiques. Je procède par ajout, modification, collage de matières sonores qui n’ont a priori rien à voir les unes avec les autres, mais qui une fois assemblées produisent un sens nouveau. C’est un travail très graphique, finalement. Et puis je n’ai aucune formation en électroacoustique, alors il y a là pour moi une approche presque « brute » qui me plaît énormément.
- Jean-Brice Godet
- Quels sont vos projets ?
Dans l’immédiat, nous partons enregistrer le prochain disque de Tripes, avec Marco Quaresimin et Julien Chamla au GMEA à Albi, puis nous enchaînons avec une résidence en compagnie des danseuses Claire Malchrowicz, Flora Gaudin et Marion Réthy. Sur ce travail, qui devrait nous emmener vers la création d’un spectacle en 2019, nous sommes accompagnés d’Elsa Biston à la mise en son et de Marine Mane à la mise-en-scène.
Fin août prochain, nous allons profiter d’une résidence d’Antonin-Tri Hoang à l’Office, à Montreuil, pour commencer à mettre en place une transformation de WATT en installation sonore, avec l’aide d’Elsa Biston à la mise en son.
Il y a aussi le développement de l’orchestre Adieux Fantômes que j’ai initié et que j’anime autour du concept de Repetitive Free Improv. On y trouve les incroyables Julien Chamla (Batterie), David Merlo (Basse), Benoît Joblot (Batterie), Luca Ventimiglia (Vibraphone), Alexandre Du Closel (Piano/Clavier), Olivia Scemama (Contrebasse), Morgane Carnet (Sax), Basile Naudet (Sax), et le sublime Fabien Rimbaud (Voix) qui déclame ses poèmes dans l’enchevêtrement des sons. J’aimerais pouvoir en sortir un disque l’année prochaine.
Parallèlement à cet orchestre les deux quartets Adieu (avec Merlo, Joblot, Naudet) et Fantôme (avec DuClosel, Carnet, Ventimiglia) tracent leur route propre. Nous avons, enfin, quelques concerts à l’automne avec Harvest, avec Jean Dousteyssier et Guillaume Aknine. Il y aura aussi un duo avec Elise Caron…
Et puis toutes ces rencontres qu’on ne peut prévoir et ces projets qui nous tombent dessus sans prévenir.