Entretien

Kit Downes embrasse l’Europe

Le Brexit a poussé le pianiste britannique à s’installer à Berlin l’an dernier.

Après s’être fait remarquer au sein du quintet Empirical, Kit Downes a parcouru bien du chemin en se diversifiant et en revenant à ses premières amours, l’orgue. Depuis sa ville adoptive, le pianiste anglais nous parle de son expérience avec ECM et de sa relation privilégiée avec le batteur Sebastian Rochford.

Kit Downes © Elmar Petzold

- Avez-vous commencé par l’orgue ?

Lorsque j’avais sept ans, je chantais dans la chorale d’une cathédrale et le son de l’orgue m’a séduit. J’ai pris des leçons avec l’organiste qui m’a montré comment orchestrer, ajouter des couleurs et improviser dans une certaine mesure. Comme j’aimais improviser, ma maman m’a offert un CD d’Oscar Peterson, Night Train, qui m’a orienté vers le jazz. Autour de la trentaine, j’ai commencé à rejouer de l’orgue car j’étais à la recherche de sons que le piano ne pouvait pas produire. Je ne voulais pas vraiment jouer des claviers. Je m’intéresse bien plus aux instruments acoustiques. Par conséquent, j’ai revisité l’orgue en apportant ce que j’avais appris en jouant du jazz. J’essaie de trouver une façon personnelle d’improviser à l’orgue, qui est influencée par différents musiciens venant du jazz, mais ne sonne pas forcément comme du jazz.

- En tant que pianiste, vous ne jouez pas sur votre instrument personnel en concert. Comment gérez-vous les pianos en mauvais état ?

Si le piano est désaccordé, on ne peut pas faire grand-chose. Autrement, il faut savoir accepter les déficiences. Si je parviens à changer d’état d’esprit, je peux aimer la plupart des pianos. En fait, cela vous aide à improviser parce que vous avez à résoudre de nouveaux problèmes. Cela est d’ailleurs plus prononcé avec l’orgue car il existe davantage de différences entre les instruments : leur taille ; la taille de la salle dans laquelle ils se trouvent ; ils peuvent avoir 400 ans ou dix ans ; ils peuvent sonner plus ou moins fort ; ils peuvent fonctionner parfaitement ou à peine. J’adore m’asseoir devant un orgue et partir à sa découverte.

- Le quintet Empirical vous a donné de la renommée. Étiez-vous un membre fondateur ?

En réalité, John Escreet m’a précédé au sein du groupe. J’ai rejoint la formation lorsque John est parti pour les États-Unis avec le succès que l’on connaît. Je suis resté pendant trois ou quatre ans. Ce fut une belle expérience. Pour la première fois, je suis parti en tournée en dehors du Royaume-Uni. Nous avons même joué au Newport Jazz Festival. Je pense que nous avons produit de la bonne musique à l’époque. Mais j’avais besoin de temps pour explorer la musique que je composais. Je ne pensais pas pouvoir le faire en restant au sein d’une formation à l’emploi du temps chargé. En outre, je fais partie de ceux qui pensent que la majorité des groupes ont une durée de vie. Cela s’est également produit avec Troyka, un groupe qui remontait à mes années d’université. Je crois que tout s’est terminé lorsque j’ai décidé de ne plus jouer des claviers.

L’orgue Hammond… est un animal qui vit et qui respire.

- Quand et pourquoi avez-vous déménagé à Berlin ?

J’ai déménagé il y a un peu plus d’un an pour des raisons précises et d’autres d’ordre plus général. Je voulais me trouver dans l’espace Schengen pour éviter les contraintes associées au Brexit. Je jouais de plus en plus en dehors du Royaume-Uni et je risquais d’avoir des problèmes si je passais trop de temps en Europe. De surcroît, je jouais de plus en plus avec des musiciens habitant Berlin ou en Europe continentale. Ma nouvelle compagne étant de Trondheim, vivre à Berlin était aussi un moyen de nous retrouver à mi-chemin. J’avais besoin de changement et de quitter le Royaume-Uni. Surtout après la pandémie, il me fallait de nouveaux défis et faire de nouvelles rencontres. Je retournerai probablement au Royaume-Uni, mais pour l’instant j’ai envie de voyager et d’apprendre – l’allemand pour commencer. [rires]

Kit Downes © Jean-Michel Thiriet

- Quels avantages trouvez-vous à être sur un label tel qu’ECM ?

Il y a beaucoup d’avantages. Plus jeune, c’est un label que j’écoutais beaucoup. The Köln Concert était mon deuxième disque de jazz après celui d’Oscar Peterson. Ce son est dans ma tête depuis longtemps. Bien entendu, avec ECM, votre musique peut toucher un public plus large. Ils ont une esthétique bien définie. C’est un mariage idéal en raison de mes influences classiques, notamment ma musique pour orgue. Sun Chung a produit les deux premiers albums, Obsidian et Dreamlife of Debris. C’est un merveilleux producteur. Il a tiré de moi des idées auxquelles je n’aurais jamais pensé. Le troisième, Vermillion, a été enregistré avec Manfred Eicher. Nous étions en plein confinement et nous devenions dingues. D’une manière ou d’une autre, Petter Eldh, James Maddren et moi avons rejoint Lugano pour enregistrer. Nous étions tellement comblés d’être dans un studio que nous avons dû compter sur Manfred pour structurer les séances. Plus récemment, j’ai fait un disque avec Seb Rochford, A Short Diary, qui vient de sortir et j’ai enregistré il y a deux semaines avec Norma Winstone qui est une de mes idoles. Tout semble bien marcher.

Bien sûr, je joue avec d’autres groupes dont l’esthétique ne convient pas à ECM. Des projets tels que Deadeye ou ENEMY sont simplement logés à une autre enseigne.

- Vous avez indiqué éviter de jouer des claviers. Pourtant, n’en jouez-vous pas avec Deadeye ?

L’orgue Hammond, ce n’est pas des claviers. [rires] Bon, je vois ce que vous voulez dire. C’est à mi-chemin. Mais c’est un animal qui vit et qui respire. Et j’en joue comme s’il s’agissait d’un orgue d’église, et non pas à la manière de Jimmy Smith, même si j’adore cette musique. J’aime le fait que ce soit bruyant et imposant. Je n’ai pas envie d’avoir affaire à des synthés. J’en ai joué un peu avec le groupe de Squarepusher mais je suis parti parce que je ne savais pas ce que je faisais. Il devait programmer les sons à ma place, ce qui est humiliant. Il valait mieux pour lui trouver un vrai joueur de claviers. C’était un projet sympa mais qui ne me convenait pas.

Kit Downes © Elmar Petzold

- Vous êtes-vous déjà retrouvé dans un lieu où vous deviez jouer du piano électrique ?

Au début, cela arrivait, c’est clair. Cela s’est également produit suite à un malentendu et je n’ai pas joué le concert. Je préfère ne rien avoir. Je me repose grandement sur des influences classiques qui ont leur esthétique et leur son. Imaginez entendre les Études pour piano de Ligeti sur un Clavinova. Personne n’a envie d’entendre cela. Bien sûr, je n’essaie pas de comparer ma musique à celle de Ligeti. La même chose est vraie quand on compare un piano à queue à un piano droit. Le piano droit peut très bien convenir à un groupe comme ENEMY. Il est plus direct et plus incisif. Vous pouvez jouer fort sans être enquiquiné par un excès de basses fréquences. Mais ce serait impossible d’utiliser un piano droit pour un duo avec Norma – et je ne vous parle même pas d’un piano électrique.

Avec Norma Winstone, je me sens complètement libre.

- Vous avez écrit des morceaux pour la main droite suite à un accident. Pouvez-vous nous expliquer ce qu’il s’est passé ?

Je pense que je souffrais déjà d’une tendinite. La goutte d’eau qui a fait déborder le vase, ce fut lorsque j’ai voulu retirer une chaussette en vitesse et qu’un tendon a pété. J’ai dû porter une attelle au majeur. J’étais très occupé à l’époque. Alors l’idée de ne rien pouvoir faire pendant 52 jours a été un choc. J’ai donc cherché un moyen d’entretenir ma créativité. Je devais aussi maintenir ma main droite en condition. Au début, j’étais très enthousiaste à l’idée d’écrire ces compositions. Mais au bout de deux semaines, je me suis dit : il me reste encore 30 jours comme ça ! À ce moment-là, j’ai d’ailleurs appris une technique me permettant de jouer de la main gauche sans utiliser le majeur. Mais plus j’écrivais, plus j’avais l’impression de me répéter. Chaque jour, je devais faire de gros efforts pour trouver quelque chose de nouveau – ce qui m’a été utile en fin de compte. En tant que compositeur, je me suis aperçu qu’il n’est pas important d’avoir un bon point de départ. Ce qui importe est d’atteindre un point où votre imagination va se déployer. Cela m’a aidé à structurer la manière dont je compose.

Kit Downes © Michel Laborde

- À quand remonte votre collaboration avec Sebastian Rochford ?

Nous avons commencé à travailler ensemble dans un groupe qui s’appelait Acoustic Ladyland – on jouait du punk jazz. Je remplaçais mon professeur de l’époque, Tom Cawley. Il y a dix ans, nous avons commencé à jouer en duo. On écrivait tous les deux de la musique et on a fait quelques concerts. On n’a jamais vraiment enregistré. Puis, d’autres choses nous ont accaparés l’un l’autre. Il y a trois ans, juste avant le confinement, il m’a demandé d’enregistrer des compositions qu’il avait écrites à la mémoire de son père. Nous avons enregistré chez son père, sur son vieux piano. Ces compositions étaient une manière pour Seb de faire son deuil. Au départ, je ne pense pas qu’il avait prévu de faire un disque. Manfred s’est retrouvé un jour avec les bandes entre les mains. Ce vieux piano avait beaucoup de caractère, mais ce n’était par un Fazioli ou un Steinway D. Il n’avait pas le son ECM. Sebastian a été surpris qu’ECM veuille le sortir car cela avait été enregistré dans un salon et personne d’ECM n’était présent durant les prises. Manfred s’est occupé du mixage.
Seb et moi avons encore joué la semaine dernière avec le guitariste David Preston. On fait donc pas mal de choses ensemble. Nous avons une solide relation.

- Et votre rencontre avec Norma Winstone ?

Cela fait six ou sept ans que nous jouons ensemble. Progressivement, nous avons bâti un programme. Puis, nous avons commencé à écrire de la musique originale. J’écris les mélodies et Norma écrit les paroles. Le disque que nous venons d’enregistrer contient deux tiers de musique originale ainsi qu’un morceau de John Taylor et une ritournelle folk. J’ai toujours été un grand fan de Norma, notamment au sein d’Azimuth. Et elle ne semble pas vieillir. Elle vous pousse à jouer quelque chose qu’elle n’a jamais entendu auparavant. Avec elle, je me sens complètement libre.