Scènes

La vie reprend à Pitchfork

Après l’annulation de l’édition 2020 en raison de la pandémie de COVID-19, le grand festival américain de la musique indépendante revient en force avec sa version 2021 qui s’est déroulée du 10 au 12 septembre à Chicago.


Des hordes sont venues des quatre coins des États-Unis pour braver la chaleur et la poussière — certains diront que cela vaut mieux que la pluie et la boue — et assister à trois jours intenses d’émotions musicales. Ce succès se traduit par des queues interminables pour s’arracher des tee-shirts à trente ou quarante dollars ou se procurer quelques victuailles ou un breuvage. Par contre, un contrôle rigoureux des cartes de vaccination ou des tests PCR et des concerts qui commencent et finissent à l’heure figurent parmi les aspects positifs.

Créé et toujours géré par le batteur Mike Reed, le festival a d’entrée honoré le jazz - Rob Mazurek, William Parker, Ken Vandermark, Nels Cline, Craig Taborn, autant de noms à l’affiche des éditions 2006 et 2007. Depuis, les liens sont devenus plus ténus. Cette année ne fait pas exception et ne propose aucune formation de jazz proprement dite. Son esprit est néanmoins présent ne serait-ce que par les sonorités des claviers électriques souvent évocatrices de celles rendues populaires par des pianistes tels que Herbie Hancock - d’ailleurs celui-ci ne fait-il pas partie d’une récente anthologie rap concoctée par le Smithsonian ? - et que plusieurs groupes reprennent.

Autre surprise inattendue, la vocaliste soul Georgia Anne Muldrow qui donne l’impression d’invoquer l’esprit de Sun Ra dont l’Arkestra dirigé par Marshall Allen s’était produit sur l’exacte même scène en 2016. Sa longue introduction avec ses paroles improvisées et son clavier disjoncté en est un témoignage. Mais pour des expériences plus satisfaisantes pour l’amateur de jazz sous toutes ses formes, il faut chercher du côté des Anglais de black midi ou du touche-à-tout de Los Angeles, Thundercat. Un confrère de ce dernier, Flying Lotus, aurait pu compléter le tiercé compte tenu des promesses de son album You’re Dead ! (Warp) paru en 2014 qui ravalait la façade du jazz-rock des années 70. Mais pour son passage à Pitchfork, il opte clairement pour la musique planante allemande et le hip hop pur jus.

Morgan Simpson (black midi) @ Jackie Lee Young

Les mauvais rejetons de black midi ont le sens de la mise en scène. Un sofa, des chaises, un fauteuil, des plantes vertes et un portemanteau sur lequel ils pendent leur veste - avant qu’il ne tombe à la renverse - meublent la scène principale du festival. Cameron Picton à la basse électrique, Geordie Greep à la guitare et Morgan Simpson à la batterie ont chacun leur style vestimentaire, tout comme les deux musiciens qu’ils se sont adjoints : le saxophoniste (ténor et soprano) Kaidi Akinnibi et le joueur de claviers Seth Evans qui a des allures de Benoît Delbecq. Les morceaux sont tous tirés de leur dernier album Cavalcade (Rough Trade). La formation envoie rapidement la purée. Ils assènent les morceaux brutalement alors que Greep scande les paroles plutôt qu’il ne les chante. Les riffs de guitare acerbes et les tambours retentissants s’enchaînent. La présence d’Akinnibi et d’Evans donne à leur musique une orientation punk-jazz. Il est dommage d’ailleurs que ces deux musiciens soient un peu trop noyés dans le tumulte. On aurait aimé pouvoir mieux apprécier l’apport du pianiste qui va de Hancock à Cecil Taylor ou celui du souffleur qui doit s’époumoner pour se faire entendre et a au moins l’intelligence de jouer des riffs simples.

Stephen Bruner (Thundercat) @ Jackie Lee Young

Une ambiance plus décontractée (californienne dira-t-on) règne durant le concert du bassiste virtuose Thundercat, de son vrai nom Stephen Bruner, qui se produit en compagnie d’un trio comprenant deux musiciens de jazz à part entière, le pianiste Dennis Hamm aux claviers électriques et le batteur tout-terrain Justin Brown (Ambrose Akinmusire, Gerald Clayton, Christian McBride…). Au programme, des titres principalement puisés dans It Is What It Is (Brainfeeder) et des inédits. Seuls « I Love Louis Cole », une cavalcade aux pulsations punk, et le très dansant « Funny Thing » qui conclut le concert font exception à cette règle. Une fois les thèmes exposés, une large place est donnée à l’improvisation - Bruner et Hamm prenant la plupart des soli. Un jazz-rock lyrique prend alors forme. La virtuosité du trio l’emporte un peu trop sur le fond, mais il est indéniable que Thundercat a su forger un son qui lui est propre et que la foisonnante polyrythmie de Brown inspire le respect.

Justin Brown @ Jackie Lee Young

Thundercat, back midi ou Flying Lotus rencontrent un indéniable succès auprès d’un public plus jeune que celui côtoyé dans les clubs de jazz. La fusion à une époque avait pu servir de porte d’entrée vers le monde du jazz. Il sera intéressant de voir si ces groupes vont également remplir un tel office avec les nouvelles générations.