Lisa Hoppe, la parfaite utopie imparfaite
Rencontre avec une contrebassiste allemande qui aime donner de la voix et de l’imaginaire.
Lisa Hoppe © Marjola Rukaj
Cela fait des années que le nom de Lisa Hoppe, jeune contrebassiste allemande qui a fait ses études à Berne, revient avec insistance dans la musique européenne et transatlantique. Apparue à la tête d’un trio à New York, on avait découvert son sens particulier des climats et de l’improvisation aux côtés de la violoniste suisse Laura Schuler. Compositrice instinctive et capable d’aller sur de nombreux terrains, Lisa Hoppe est aussi une musicienne qui aime donner de la voix et inciter ses camarades à faire de même, ce qui pousse à la narration et à s’emparer de formes poétiques. Avec son quartet exclusivement féminin YSOP où l’on retrouve par ailleurs Laura Schuler, la contrebassiste publie Faking an Imperfect Utopia qui semble aller jusqu’au bout de ses idées. Œuvre étonnante et remarquable, ce premier album nous invite dans un univers très personnel que Lisa Hoppe anime de main de maître avec d’excellentes solistes. L’envie était grande, dès lors, d’en savoir davantage sur cette musicienne qui s’est installée durablement dans la grande famille des musiques inclassables.
- Lisa Hoppe © Marjola Rukaj
- Pouvez-vous retracer votre parcours ?
Je suis une musicienne qui s’est promenée un peu partout dans le monde. J’ai grandi dans une région rurale du nord de l’Allemagne ; jeune adulte, j’ai déménagé à Berne, en Suisse, pour terminer mes études et j’y suis restée quelques années. J’ai ensuite déménagé à New York où j’ai eu l’occasion d’en apprendre davantage sur la musique jazz, qui n’est pas forcément conçue de la même manière en Europe. Pendant la pandémie, j’ai déménagé en Allemagne et me suis installée à Berlin.
- Vous êtes une contrebassiste qui n’aimez pas les cadres musicaux fermés. On vous entend dans le jazz, la musique improvisée, la musique de chambre, la pop… Quelle est la direction que vous préférez prendre ?
Pour autant que je sache, j’aime m’orienter vers ce que je trouve passionnant et intéressant. Certains éléments de la musique m’attirent et, bien sûr, ma formation musicale dans certains styles m’a influencée - mais en fin de compte, je me soucie très peu des genres. Je veux donner à la musique ce dont elle a besoin.
- Vous avez dit avoir déménagé à New York pour saisir l’opportunité d’en apprendre davantage sur la musique jazz. Pouvez-vous nous expliquer quelle est la différence d’approche que vous constatez avec l’Europe ?
Quelle que soit la musique que nous appelons « jazz » aujourd’hui, elle est née aux États-Unis et a été fortement stimulée et développée par la communauté noire. La musique a été façonnée par les gens qui la jouaient et les conditions sociales, politiques et de vie ont également eu un impact sur la musique. Cependant, lorsque le jazz est arrivé en Europe, il a été adapté et modifié par les Européens, qui venaient de milieux et d’expériences différents. Je n’y vois rien de mal en soi, mais une adaptation inconsciente risque d’entraîner des malentendus, voire de gommer certains aspects.
Pour moi, il est important d’essayer - au moins - d’aborder le jazz d’un point de vue différent et d’avoir un aperçu de l’origine et de la manière dont les choses sont nées.
- Quel est votre rapport à la voix ? De YSOP à Zahir, la voix est assez présente dans votre musique.
Oui, c’est vrai. J’ai l’habitude de forcer les membres du groupe, qui ne sont pas chanteurs, à chanter. Pour moi, l’instrument ultime, le premier et le dernier, c’est la voix humaine. Alors pourquoi ne pas l’utiliser davantage ? Ne fait-elle pas aussi partie de l’interprète ? Et quand peut-on être aussi vulnérable sur scène ?
- Pouvez-vous nous parler d’YSOP ?
Ysop est le projet dont je rêvais, avec quatre musiciennes uniques, sulfureuses et redoutables que je connais depuis de nombreuses années. Écrire pour ces musiciennes-là, tout en connaissant leurs voix et leurs centres d’intérêt à chacune, est le plus grand plaisir qui puisse m’être donné. Depuis le début, ce projet a pour but de raconter des histoires, de manière joyeuse et ludique, mais avec tout le sérieux, la complexité et les contradictions qu’elles peuvent revêtir. En parallèle, l’objectif est également d’atteindre le public, de faire en sorte qu’il se sente concerné par la musique et ce qui se passe sur scène.
- Vous nous avez parlé de Zahir, également…
Zahir est un trio collectif composé de Lucía Boffo au chant, Danielle Friedman au piano et moi à la contrebasse. Nous jouons des compositions originales, dont beaucoup avec des paroles en espagnol, la langue maternelle de Lucía. Zahir combine des formats de chansons inspirés du jazz et de l’improvisation libre. Le lien entre la langue et la musique, tant au niveau rythmique que dramaturgique, est au centre de nos préoccupations.
- Il y a quelques années, on vous avait découvert dans Esche, un trio avec Laura Schuler.
J’ai rencontré Laura Schuler lors de mon premier jour à l’école de jazz de Berne et, bien que nous n’ayons passé qu’une année ensemble à étudier, nous sommes devenues des amies proches et des collaboratrices.
- Aux États-Unis, vous avez également travaillé avec Jessica Pavone. Votre culture classique, proche de la musique de chambre vous rapproche-t-elle des autres membres de la famille des cordes ?
Ma formation classique a été assez tardive et s’est faite longtemps après que j’ai commencé à jouer du jazz à la contrebasse. Mais depuis, j’ai fait preuve d’une grande curiosité et d’une grande constance dans l’approche et l’apprentissage holistique de l’instrument, en prenant des cours avec des contrebassistes classiques. Des musiciens comme Slam Stewart et Richard Davis ont reçu une excellente formation en musique classique et la musique en bénéficie énormément. Ces deux-là font partie des acteurs qui m’ont incitée à prendre l’archet davantage à cœur.
- Quelles sont vos influences à la contrebasse ?
Je me demande si je peux donner une réponse plus ou moins réaliste à cette question, parce que le processus de formation de votre propre voix en tant qu’instrumentiste est extrêmement infini et chaotique ; il en va de même pour un compositeur. Les bassistes importants pour moi sont et ont été Charles Mingus, Charlie Haden, Dave Holland, Richard Davis, Ray Brown et Slam Stewart. J’ai également eu pour professeurs Patrice Moret et Larry Grenadier. Mais il y en a beaucoup d’autres. En tant que jeune bassiste, j’étais constamment à la recherche de personnes qui me ressemblaient au moins un peu et auxquelles je pouvais m’identifier sur le plan physique. Je me souviens combien il était important pour moi de voir Esperanza Spalding, mais aussi Linda May Han Oh et Joëlle Léandre jouer en concert. Ces trois bassistes très différentes m’ont permis de comprendre que je pouvais jouer la musique et le style que je voulais.
En tant que compositrice, il est difficile de dire qui sont mes influences, mais en voici quelques-unes, sans ordre ni classement : Ornette Coleman, Paul Motian, Charles Mingus, Kenny Wheeler, Johannes Brahms, le génie collectif des Bad Plus, Django Bates, Joni Mitchell, Maurice Ravel, Claudio Monteverdi…
- Lisa Hoppe © Marjola Rukaj
- À New-York, vous avez rencontré le guitariste Tal Yahalom avec qui vous menez le trio Third Reality, dans une approche plus abstraite. Quel est l’origine de cet orchestre ?
Lisa Hoppe’s Third Reality est le trio new-yorkais que j’ai créé peu de temps après m’être installée à New York en 2017. J’ai imaginé un groupe avec lequel il serait facile de se produire, tout simplement au niveau pratique. Il devait donc être sans batterie - mais en même temps, je voulais que la musique soit groovy et inspirée de la musique rock. C’était un défi très amusant de composer pour ce groupe et pour ces deux musiciens extraordinaires, Tal Yahalom à la guitare et David Leon au saxophone alto. C’est ainsi que nous nous sommes réunis.
Pour moi, l’instrument ultime, le premier et le dernier, c’est la voix humaine. Alors pourquoi ne pas l’utiliser davantage ?
- Vous êtes allemande, mais vous avez beaucoup de connexions avec Berne. Comment expliquez vous la vitalité de la scène suisse ?
Je pense que le mystère s’explique facilement… La Suisse offre de grandes infrastructures et de généreuses subventions culturelles aux musiciens et en particulier à la scène du jazz et de la musique improvisée. Il me semble que la vocation de musicien, et d’artiste en général, y est plus largement reconnue et respectée.
- Quels sont vos projets à venir ?
Je travaille actuellement sur plusieurs projets différents et passionnants, et je suis très heureuse d’avoir l’occasion de le faire. Il y aura la sortie d’un album avec Zahir. Je travaille également avec l’acteur Nico Delpy, collaborateur de longue date, sur une pièce de théâtre musicale. Enfin, j’entame le processus d’écriture d’un nouveau programme pour YSOP, qui sera à nouveau une pièce conceptuelle.