Scènes

La renaissance de Charles Lloyd

L’un des derniers géants du saxophone revient en Suisse.


Charles Lloyd Trio Ocean © Mario Borroni

Les surprises, bonnes ou mauvaises, jalonnent le jazz depuis ses origines. Des musicien·ne·s surgissent, enthousiasment les foules et progressivement tendent à se répéter. Ces dernières années, Charles Lloyd laissait surtout s’exprimer les membres de ses formations ; il était quelquefois un peu en retrait : était-ce l’effet de son âge avancé ?

Invité le 19 novembre 2023 à célébrer les cinquante ans de l’AMR à Genève, le saxophoniste californien est apparu dans une forme éblouissante. Avoir côtoyé toutes les figures de proue du jazz depuis les années 50 n’a rien changé à sa personnalité, il est toujours aussi disponible et agréable.

Marvin Sewell © Mario Borroni

Le renouveau constaté lors de ce concert se mesure à l’ampleur d’un risque que Charles Lloyd a osé prendre : oublier la section rythmique et se lancer dans une aventure musicale aux côtés de deux instruments harmoniques. C’est le trio Ocean, issu de la trilogie Trio Of Trios enregistrée par le saxophoniste, qui va faire ce soir preuve de son immense musicalité.
Le théâtre de l’Alhambra est complet ; plus de 600 personnes sont concentrées lorsque le trio entre en scène. L’acoustique du lieu permet de ne pas entendre une musique suramplifiée, les cordes du piano et de la guitare sont restituées avec soin. Le son velouté du saxophoniste entraîne ses deux compagnons dans un voyage où la nostalgie n’a pas de prise, quelques notes aiguës évoquant juste l’ombre coltranienne. L’exploration lyrique déployée par le saxophone ténor ne s’embarrasse pas d’un amas de notes : la sagesse apparaît comme le moteur de cette prestation qui laisse défiler l’histoire du jazz.
Marvin Sewell surprend par une audace jamais démonstrative, ses accompagnements se renouvellent constamment. Ce guitariste originaire de Chicago est l’ambassadeur du blues dans toute sa diversité ; son utilisation du bottleneck et sa maîtrise des volumes sonores apportent une assise parfaite au trio.

Gerald Clayton © Mario Borroni

John Clayton, qui a joué avec d’innombrables artistes, de Paul McCartney à Milt Jackson, fut également le partenaire musical de Charles Lloyd. Ce soir, c’est son fils Gerald Clayton qui tient le piano avec une aisance sans pareille. Les offrandes rythmiques déployées sur le clavier se conjuguent à une connaissance encyclopédique du jazz, les interprétations solistes épurées alternent avec des cycles brefs nourris de phrasés expansifs. Après avoir compté Keith Jarrett et Michel Petrucciani au sein de ses formations successives, Charles Lloyd a de nouveau à ses côtés un pianiste exceptionnel, qui passe allègrement de Sergueï Rachmaninov à Oscar Peterson.

Charles Lloyd alterne taragot et à la flûte traversière et fait montre d’une palette de couleurs qui invite aux voyages, le tout souligné par la performance de Marvin Sewell qui entame un râga indien à la guitare. Ces épisodes éphémères font prendre conscience de l’exceptionnelle créativité qui se joue sur le moment.

L’ovation finale du public est amplement méritée. Le trio revient pour un rappel quasi crépusculaire baigné par le piano mélodique. L’auditoire, composé d’une bonne part d’étudiants enthousiastes, est ravi. Charles Lloyd a su transmettre son talent et son amour indéfectible du jazz.