Tribune

Le respect selon Henri Texier

Le contrebassiste se souvient de Lee Konitz, qui vient de nous quitter.


Henri Texier © Jacky Joannès

C’est au printemps 1997 qu’Henri Texier a enregistré Respect, un disque un peu à part dans sa discographie : entre Mad Nomad(s) et Mosaic Man, où s’illustrait la jeune garde du jazz, cet « entraîneur » de musiciens organisait une rencontre entre géants, le temps d’un disque où évoluaient à ses côtés Bob Brookmeyer, Paul Motian, Steve Swallow et Lee Konitz. Le contrebassiste nous a fait part de quelques souvenirs et anecdotes au sujet du saxophoniste.

Lee Konitz aura été pour Henri Texier une révélation alors qu’il n’était qu’un jeune homme d’une vingtaine d’années seulement.
"La première fois que j’ai joué avec lui, c’était dans un club à Paris qui s’appelait le Jazzland, un très beau lieu qui n’a malheureusement pas duré longtemps et où ont se sont produits des gens célèbres. J’y ai joué avec de grands musiciens comme Dexter Gordon ou Art Taylor. Et deux ou trois fois avec Lee Konitz, quand je faisais partie du quartet du saxophoniste aveugle Michel Roques, qui l’avait invité ».
Plus tard, le contrebassiste et le saxophoniste se sont retrouvés, notamment à l’occasion de l’enregistrement de deux albums à Rome en 1969 (dont Impressive Roma), alors qu’ils étaient en tournée avec Phil Woods, Daniel Humair et Martial Solal.

L’attachement d’Henri Texier envers Lee Konitz est profond, sincère : « Il avait un caractère particulier, pouvant être d’une extrême douceur, d’une grande affabilité et tout à coup virer acide. Il avait cet humour assez particulier qu’on nomme l’humour juif new-yorkais. Il était incroyable. Vraiment extra-ordinaire et je ne parle pas là du musicien parce que ça, tout le monde le sait. En tous cas, tous les moments passés à jouer avec lui ont été merveilleux, très instructifs et chaleureux. Pour l’anecdote, je me souviens qu’à l’époque où je jouais avec Michel Roques, nous avions même fait une promenade ensemble sur la Seine en bateau mouche, il était charmant et il l’a toujours été avec moi. »

1997, la réunion des géants

« Quand j’ai eu l’idée de l’album Respect [1], j’ai pensé tout de suite à ces cinq musiciens. Lors d’un passage à Paris de son orchestre, dans lequel jouait Steve Swallow, je suis allé voir Paul Motian, je lui ai parlé de Lee Konitz, il m’a dit : « Génial ! »… et de Bob Brookmeyer : « Oh mais la dernière fois que j’ai joué avec lui, c’était en 1957 avec Paul Chambers ! ». Quand j’ai appelé Lee Konitz à New York pour lui demander le numéro de Bob Brookmeyer, il m’a dit : « Ne t’inquiète pas, je vais le contacter moi-même pour lui parler de ton projet ». Et j’ai su par la suite qu’il lui avait dit qu’il fallait absolument qu’il y participe. C’est donc en grande partie grâce à Lee s’il a joué sur l’album. De plus, tous deux avaient assez rarement joué ensemble, ils étaient donc extrêmement contents de se retrouver. »

« La séance d’enregistrement fut un grand moment. Lee Konitz aimait bien plaisanter à sa manière, un peu à froid. J’en parlais il y a deux jours à Guy Le Querrec qui me rappelait que lors de cette séance, en prenant des photos, il s’était pris les pieds dans un fil de micro et il ne parvenait pas à s’en débarrasser. En partant, il essayait d’éviter de chuter. Et là, Lee Konitz lui dit : « Have a good trip ! »… Bon voyage !

« Il y a une autre anecdote, très drôle aussi, quand nous étions en train d’enregistrer une composition très lente de Bob Brookmeyer, « Idyll ». Bob était très très pointilleux sur le tempo. Dans cette ballade, j’avais une syncope à jouer, qui était écrite. J’étais très impressionné car c’était la première fois de ma vie que je me retrouvais à jouer avec autant d’immenses créateurs du jazz et en plus, paradoxalement, c’était moi le patron, j’avais donc un poids supplémentaire sur les épaules. Juste au moment de commencer l’enregistrement, Bob me dit : « Attends un instant, Henri : tu vois, la syncope que tu joues, elle est un petit peu en avance. On va la regarder, tous les deux seulement ». Pendant ce temps-là, les trois autres attendent, c’est carrément la leçon de musique ! Bob bat la mesure très lentement, il chante la mise en place, je le fais une fois. Il me dit : « Non, c’est encore un petit peu en avance ! ». Une deuxième fois et là c’est parfait. Une troisième encore pour être sûrs, j’étais dans mes petits souliers. Mais tout cela avec beaucoup de gentillesse, il n’y avait aucun malaise entre nous.

Au moment de commencer la prise, je place bien mon doigt sur la contrebasse pour que la note soit juste et je demande à Philippe Teissier du Cros de déclencher l’enregistrement. Juste au moment où je vais donner le tempo, je fais : « 1, 2, 3… » et là… Lee Konitz me dit : « Do you know who’s the king of the whole note ? » [2]. Je lui réponds : « Ouais, je sais, c’est Charlie Haden ! » Lee me dit alors : « And you, you are the queen ! ». Évidemment, tout le monde se marre ! C’était très drôle.

Dans le studio, tout le monde s’est arrêté, comme dans un arrêt sur image, tellement le son était magnifique. J’ai eu l’impression que la vibration de l’air à l’intérieur du studio avait changé !

« J’ai un souvenir très fort du premier jour d’enregistrement. Les musiciens arrivent, nous nous retrouvons tous dans le studio à 14 heures et nous nous installons. Motian à la batterie, Swallow et moi avec nos amplis, les partitions. Pendant ce temps-là, Lee Konitz ne fait rien ! Il est là, il va de l’un à l’autre et il nous « vanne »… Il plaisante sur ce que nous sommes en train de faire, il est extrêmement drôle, durant tout le temps de la mise en place. Une fois que nous sommes prêts, il sort son alto, il installe le bec et l’anche et commence à jouer. Dans le studio, tout le monde s’est arrêté, comme dans un arrêt sur image, tellement le son était magnifique. J’ai eu l’impression que la vibration de l’air à l’intérieur du studio avait changé ! C’était absolument magique, comme quelque chose de physique, c’était incroyable !

Il y a une autre belle histoire au sujet du disque. Chacun a apporté deux compositions et il se trouve que Lee Konitz n’improvise dans aucune des deux miennes. Ça s’est trouvé comme ça… Les musiciens étaient libres de laisser ce qu’ils voulaient comme musique dans cet album. Quelques mois plus tard, j’ai reçu un coup de téléphone de Lee qui venait de réécouter l’album ». Il me fait plein de compliments sur le disque et ajoute : « Je voulais vraiment te dire que je suis désolé parce que j’ai constaté que je n’improvisais dans aucune de tes compositions ». Ça m’a beaucoup touché.

Pour finir avec les souvenirs de Lee, j’aimerais dire qu’il y a une dizaine d’années, il m’a appelé pour me souhaiter une bonne année depuis l’Allemagne où il partageait son temps avec New York. Il m’a suggéré d’organiser une rencontre à trois : « Henri, je serais très content qu’on rejoue ensemble, ce serait formidable si nous pouvions jouer en trio avec Aldo Romano ». Malheureusement, l’occasion ne s’est pas trouvée et je le regrette énormément.

PS : propos recueillis par téléphone le 18 avril 2020.

par Denis Desassis // Publié le 19 avril 2020

[1Label Bleu, 1997

[2« Sais-tu qui est le roi de la ronde ? »