Scènes

Le rouge est mis pour Avishai Cohen

Nancy Jazz Pulsations 2021 # Chapitre V – Lundi 11 octobre, Théâtre de la Manufacture : Rouge – Avishai Cohen « Big Vicious ».


Big Vicious © Jacky Joannès

Carton plein pour le premier rendez-vous au Théâtre de la Manufacture qui en voit de toutes les couleurs : c’est d’abord le rouge de la pianiste Madeleine Cazenave puis le bleu… de travail du trompettiste israélien Avishai Cohen.

Si la pianiste Madeleine Cazenave tient à souligner que seuls 4 % - par ailleurs titre de l’une des compositions de l’album Derrière les paupières enregistré par son trio Rouge sur le label Laborie Jazz – des musiciens de jazz sont des femmes, reconnaissons-lui le fait qu’elle contribue à infléchir cette proportion à la hausse en constituant le tiers de son trio (avec Sylvain Didiou à la contrebasse et Boris Louvet à la batterie). Ceci pour une entrée en matière d’ordre quantitatif. Côté esthétique, il faut aller chercher aussi bien du côté de la musique classique (Satie, Debussy, Ravel par exemple), à laquelle cette jeune musicienne fut d’abord formée, que d’un jazz contemplatif procédant par l’installation de motifs sériels (plane alors parfois l’ombre d’un Keith Jarrett ou d’un Philip Glass, mâtinée d’un soupçon d’EST). Comme il est souvent d’usage de nos jours, Madeleine Cazenave modifie le son de son instrument en glissant des morceaux de papier sous les cordes, elle y ajoute quelques discrets effets électroniques. Le climat est assez onirique, certains thèmes retiennent l’attention par leur caractère agréable et romantique (ainsi « Petit jour » en conclusion du concert). C’est une heure qui passe paisiblement, sans heurts apparents, dans un calme qui sans nul doute cache des tourments intimes qui affleurent à certains moments.

Rouge © Jacky Joannès

C’est un Avishai Cohen presque méconnaissable qui fait une entrée en scène flegmatique : disparue la grande barbe, réduite désormais à une simple moustache. Sanglé dans une combinaison façon bleu de chauffe ornée du logo Big Vicious, le trompettiste a le sourire aux lèvres. Autour de lui, cinq camarades de longue date eux-mêmes vêtus de leur propre vêtement de travail. Deux batteurs (Aviv Cohen et Ziv Ravitz), un guitariste (Uzi Ramirez) et un guitariste bassiste (Yonatan Albalak). Inutile de dire que le décor est bien planté, pour un show très électrique et un répertoire tiré du récent album du groupe – car il s’agit bien d’un groupe – dont Matthieu Jouan disait récemment dans sa chronique pour Citizen Jazz : « L’usage modéré et opportun de l’électronique donne une connotation urbaine et moderne à cette musique qui oscille entre transe rythmique et ambiances flottantes ».

Avishai Cohen © Jacky Joannès

La transposition de cette musique sur scène confirme parfaitement ses dires : on est vite plongé dans une ambiance qui n’est pas sans évoquer celle, lancinante et flottante, du Miles Davis au temps de Bitches Brew et dont les sources d’inspiration sont multiples, jusqu’au grand écart. On reconnaît en effet la « Sonate au Clair de Lune » de Beethoven, qui vient se frotter au trip hop de Massive Attack et son légendaire « Teardop », dont Avishai Cohen a dit un jour qu’on ne pouvait jamais s’en lasser. Ensemble très collaboratif, Big Vicious est aussi le vecteur d’une succession de morceaux de bravoure de chacun des musiciens – on doit souligner la place importante que leur octroie le leader – souvent en introduction des compositions et qui sont présentés comme des « histoires » qu’ils ont à nous raconter. Les deux batteries sont en fête, celle-ci culminant dans une joute spectaculaire ; les guitares entrecroisent leurs cordes, entre jonglage sur fond d’effets électroniques et blues déchirant – Joe Satriani n’a qu’à bien se tenir ; le trompettiste conjugue sa sonorité pleine et droite à celle d’un mini clavier qu’il pilote d’un ou deux doigts. La musique est entêtante et puissante, presque planante parfois et c’est au moment où vous pensez que la détente est de mise que les énergies se libèrent à nouveau. Hypnotique, pas si loin du rock à certains moments, baignant dans un monde nocturne qui serait bercé par un flux et un reflux. On est loin, très loin de la retenue d’un album tel que Into The Silence, premier pas d’Avishai Cohen sur le mythique label ECM pour lequel il enregistre désormais.

Et puis, disons-le tout net : on ne croit pas un seul instant à la fausse sortie du groupe qui reviendra pour une ultime pièce ouverte par un solo de trompette (sans le moindre effet) puis un assaut strident d’Uzi Ramirez. Ce petit monde-là se connaît sur le bout des doigts, voilà une prestation en forme de démonstration de la part de cinq costauds qui ne vont pas manquer de hanter quelques festivals avec leur road movie pas comme les autres.