Entretien

Michel Lambert, le coloriste

Rencontre avec un musicien qui a fait du syncrétisme une boussole.

Michel Lambert (D.R)

Batteur sensible et expressif, le Québécois Michel Lambert est également un formidable graphiste. On l’avait repéré il y a quelques années dans l’ambitieux Journal des épisodes qui constituait une tentative de gazette quotidienne des sentiments intimes par le dessin inspirant ses compositions. Avec Ars Transmutatoria, le compagnon régulier du saxophoniste François Carrier va plus loin dans ses recherches et propose de véritables partitions graphiques. De Bleu à Rouge, on avait déjà eu l’occasion de l’entendre avec la fine fleur de la scène improvisée mondiale. Ce grand voyageur nous revient avec plusieurs sorties qui font évoluer la démarche, notamment aux côtés de son épouse, Jeannette Lambert. Il était nécessaire de questionner le compositeur sur sa démarche et son aboutissement.

Michel Lambert (D.R)

- Michel, pouvez-vous nous présenter Ars Transmutatoria et nous expliquer votre processus de création ?

Ars Transmutatoria est une œuvre musicale et visuelle nouvelle, un processus de création spécifique que j’ai commencé en 2016 et qui continue à évoluer aujourd’hui. La notation musicale traditionnelle est seulement utilisée en partie car c’est l’assemblage de plusieurs éléments visuels qui guide la lecture de chaque partition. La partition s’adresse à un ensemble d’improvisateurs variable et le résultat musical de sa lecture est multiple. La construction fait appel à une pluralité géographique condensée dans un même lieu et à l’utilisation d’un espace-temps non linéaire. Ces deux concepts retrouvés dans la construction de la partition sont aussi présents dans les performances et autres activités reliées à l’œuvre.

En observant de plus près les éléments de la nature, un monde riche et fabuleux se dévoile. L’idée de ramasser, découper, transformer, transporter, coller, transmuter et recréer avec des particules de cet univers est au centre de mon travail. Les partitions musicales sont construites en collages avec des éléments de toutes matières, collectés dans des lieux et temps divers puis organisés sur du papier.

Chaînons Zoomorphiques © Michel Lambert

Leur proximité nouvelle, leur provenance et les temps de création et de cueillette rassemblés dans une partition serrée, engendrent la formation de vibrations intenses et mystérieuses. Un choc des couleurs se produit et des éléments inconnus émergent. Pour la performance, les pages ont été dupliquées et agrandies afin de favoriser l’observation des éléments plus petits. Lors de la lecture de chacune d’elles, ce sont l’isolement, la réduction de l’espace physique et la concentration de l’artiste qui figent des détails qui permettent la création musicale.

Lorsque les rencontres s’effectuent à plusieurs musiciens comme dans Rouge ou Bleu, les créations individuelles doivent survivre et ensemble, elles forment une masse sonore imposante. Pour Bleu, avec Jeannette et moi, j’ai rassemblé des musiciens et musiciennes du London Improvisers Orchestra, Phil Minton, Hyelim Kim, Caroline Kraabel, Adrian Northover, Veryan Weston, Steve Beresford, Susanna Ferrar, John Edwards, Trevor Taylor et Steve Noble. Nous avons travaillé dans la Old Church of St-Mary, Stoke Newington, à Londres. Rouge a été enregistré au Studio la Buissonne à Pernes-les-Fontaines en France avec Laurent Charles, Davide Barbarino, Lionel Garcin, Emmanuel Cremer et Jeannette Lambert.

Dans Bronze, Alexandre Grogg fait la lecture des partitions. Son travail sur l’orgue Casavant dans l’église du Très-Saint-Nom-de-Jésus, dans Hochelaga [1], génère des sonorités dont l’ampleur est remarquable. Une première session d’orgue avait eu lieu auparavant dans la petite église de Sainte-Ursule de Maskinongé [2]. L’orgue et les églises sont présents presque partout dans la musique du coffret. Pour Orange, c’est dans l’église de Saint-Sauveur à Québec que les partitions ont été animées avec Michel Côté qui joue la vielle à roue et moi, le maïkotron [3] géant. Ce lieu vibre toujours de la présence de mon grand-père qui avait été titulaire des orgues pendant plusieurs années.

Michel Lambert et le maïkotron (D.R)

Ars Transmutatoria, c’est l’art en transmutation, en changement, une lumière sur un monde peu connu qui existe en secret.

Iku-Turso est produit à Helsinki avec Jeannette, Jérôme (van garden), Théo (beamer !), Raoul Björkenheim, Jorma Tapio et Sampo Lassila. Primati Primi est enregistré à Rome avec Jeannette, Jérôme et Théo, Greg Burk, Matt Renzi et Federica Michisanti. Ces deux sessions diffèrent des quatre couleurs puisqu’elles se partagent douze compositions ayant une thématique commune. Les images forment des scènes ayant pour centre des créatures zoomorphiques anciennes ou hybrides.

J’avais imaginé cette sonorité globale, une fourmilière de sons un peu intemporelle dans des espaces ouverts. Les collages et leurs lectures infinies nous permettent de façonner la musique. Ars Transmutatoria, c’est l’art en transmutation, en changement, une lumière sur un monde peu connu qui existe en secret.

- Vous avez d’abord privilégié quatre couleurs : Bleu, Rouge, Orange et Bronze. Pourquoi ? Bronze notamment diffère des autres par un solo d’orgue d’église. Quelle a été la démarche ?

En observant la sélection des partitions pour chacun des enregistrements, il m’a semblé qu’une couleur en particulier dominait chaque groupe. En outre, des couleurs en particulier étaient citées dans quelques titres. J’ai nommé les quatre projets selon leur couleur dominante. Pour Ars Transmutatoria en général, j’avais déjà imaginé, avant même de commencer le travail, une sonorité luxuriante basée sur l’orgue d’église.

On la retrouve en particulier dans Bronze, en solo, dans Bleu et Orange et dans la session de Paris (avec François Théberge et Glenn Ferris) avec une composition qui apparaît en face B de la compilation vinyle (aussi partie du coffret des quatre couleurs).

- Comment les musiciens s’approprient-ils vos partitions ?

L’utilisation de la partition a pour but de créer un enclos, un espace où l’artiste est libre de créer, à partir d’un détail, des parties ou un vide. Dans cet isolement, le discours est indépendant. Les musiciens, musiciennes autour, sont voisins. La partition est comme un entonnoir, calme, elle précise l’espace autour de soi.

- Ars Transmutatoria a connu depuis quelques mois un nouveau cycle avec le très beau Primati Primi enregistré en Italie, puis avec un second à Helsinki. On entre dans une phase moins monochrome et plus applicative ? Qui sont vos modèles dans le travail graphique ? Est-ce que les partitions graphiques d’un musicien comme Braxton ont un rôle à jouer dans ce travail ?

Oui, peut-être. Les partitions de Primati Primi et d’Iku-Turso forment un ensemble et ont un lien. Je n’ai pas vraiment de modèle dans mon travail. J’aime la musique et les arts visuels et je suis surtout intéressé par la construction de ma propre iconographie. Je travaille en boucles et en spirales temporelles, je pioche dans mon passé pour alimenter mon futur. J’ai récemment redécouvert les œuvres de Rudolph Zallinger, Charles Knight et Zdeněk Burian, une influence visuelle pour certains détails visibles dans mes récentes partitions.

- Sur Primati Primi, on entend chanter votre femme Jeannette, mais aussi vos enfants. C’est un plaisir de travailler en famille ?

Oui, c’est une chance et un plaisir énorme. Sur Primati Primi et Iku-Turso, tous les trois, Jeannette, Jérôme et Théo, créent des textes et des mélodies sur-le-champ. Ce sont des créateurs exceptionnels. Jeannette a une carrière prolifique ; elle s’occupe entre autres de notre label Jazz From Rant avec son frère et guitariste Reg Schwager, tandis que van garden et beamer ! ont déjà produit sept albums !

- Est-ce que la démarche que vous aviez avec Le Journal des Épisodes, lui aussi très graphique, est différente ?

La motivation, l’intention derrière le travail et le désir de création sont similaires. On pourrait dire que les éléments intérieurs sont les mêmes. En revanche, les éléments extérieurs sont très différents. Les deux œuvres ont en commun la composition musicale sous différentes formes, dans les Épisodes, l’écriture est formelle et journalière, pendant toute une année. On retrouve l’utilisation d’un autre espace-temps dans les deux et une application importante et bien différente des arts visuels. Dans les Épisodes, les dessins sont indépendants et accompagnent chaque jour les écrits musicaux. Il y a peu d’improvisation, aussi.

Une Abeille qui traîne © Michel Lambert

Dans Ars Transmutatoria, le visuel devient le principal véhicule de création, ce qui le distingue de mes autres créations. L’art visuel fait partie de ma démarche musicale de plusieurs manières, d’abord avec le Journal des Épisodes, puis Le Passant, Out Twice, les doubles duets, Caravaggio Ténèbres et Lumières, les Cahiers de Barcelone, Mille huit fenêtres, Alom Mola, etc… Parfois les images accompagnent la partition, parfois elles en font partie, parfois elles aident à construire la musique, parfois elles sont la musique.

- Avec le saxophoniste François Carrier que nous avons interviewé récemment, vous allez beaucoup à la rencontre d’autres musiciens en Europe ou aux États-Unis. Est-ce que cette altérité vous nourrit ? Peut-on imaginer Carrier et Lambert jouer un jour avec la contrebassiste italienne Federica Michisanti que vous croisez dans Primati Primi ?

On pourrait… C’est très émouvant et enrichissant de travailler avec des musiciens et musiciennes d’autres origines et d’autres environnements. C’est un peu comme dans Ars Transmutatoria où la création se nourrit de la richesse de l’espace-temps et des artistes qui en font partie.

- Quelles sont vos influences majeures ?

Herb Pomeroy, Milcho Leviev, Barre Phillips, Paul Bley, Hieronymus Bosch, les masques Hudoq, ma famille…

- Quels sont vos projets à venir ?

Jeannette, Jérôme et Théo produisent plusieurs albums, donc je reste impliqué à différents niveaux. Pour ma part, je vais développer les possibilités de création avec Ars Transmutatoria jusqu’aux limites possibles !

par Franpi Barriaux // Publié le 15 octobre 2023

[1Un quartier de Montréal, NDLR.

[2Une ville entre Montréal et Québec, NDLR.

[3Instrument inventé par Michel Côté, tous les renseignements ici.