Chronique

Odeia

Escales

Elsa Birgé (voc), Karsten Hochapfel (cello, g), Pierre-Yves Le Jeune (b), Lucien Alfonso (vln, objets)

Label / Distribution : Wopela Label

Les oreilles sont un révélateur de racines bien plus sûr que le sang et l’ADN. Elles sont électives et font peu de cas des barrières administratives. Voilà la certitude qui étreint à l’écoute de ce premier disque du quartet Odeia. La voix saisissante d’Elsa Birgé nous précède, nous escorte, danse avec nous sur les cordes de ses comparses, de la Grèce à la Sicile. Les racines se nourrissent d’autant mieux que leurs ramifications sont étendues, nombreuses et enchevêtrées. Celles d’Odeia sont si profondes qu’elles empruntent tous les timbres, tous les accents sans jamais sembler se travestir. Le quartet devient un buveur d’ouzo à l’ivresse flamboyante sur « Diki mou ine i ellas » et son beau tutti d’archets. Il est tout autant un conscrit filant à l’abattoir en cette belle matinée frioulane du 5 août 1914 à « Gorizia », porté par le pizzicato traînant de la contrebasse de Pierre-Yves Lejeune. Il est souvent question de folklores imaginaires dans les musiques improvisées. Les folklores d’Odeia ont l’improvisation tangible. Ils sont terrestres et campés dans l’histoire populaire, ce qui ne nous empêche évidemment pas de divaguer avec une légèreté infinie et de nous laisser porter par la rare complexité des arrangements.

L’approche voyageuse d’Odeia doit beaucoup à Karsten Hochapfel. Le violoncelliste et guitariste de Morgen Naughties démontre une fois de plus sa faculté de faire briller ses comparses sans extravagance, tant sur ses propres compositions (« TipTopMipMopMoppl ») que dans le façonnement de chansons qu’on n’a hélas pas l’habitude de retrouver dans ce type de répertoire (« La belle est au jardin d’amour »). C’est sans doute sur ce traditionnel médiéval picard que l’esprit d’Odeia s’exprime avec la plus grande clarté ; il y a la voix d’Elsa, bien sûr. Elle fait de ce chant galant une douceur cristalline qui souffle sur la contrebasse, après quoi la guitare et le violon de Lucien Alfonso élaborent une atmosphère étrange, loin des cartes du monde connu. Ils habillent la chanteuse de chimères. Escales n’a rien à voir avec ces disques de world music qui se proclament citoyens du monde avec la foi du charbonnier. Odeia est sicilien en Sicile et parisien avec Mouloudji (« Un jour tu verras ») sans se soucier de synthèse ou d’amalgame ; plus la route est longue entre les « escales », plus les chemins de traverse auront des chances d’être délicieusement baroques.

Ce qui compte, ce n’est pas la destination, c’est le voyage. Voilà ce que trahit un morceau comme « Liouba », berceuse tsigane que le groupe brandit comme carte de visite, avec notamment une vidéo qui parvient à en retranscrire l’effervescence. Sur un violon saturé d’émotion, Elsa Birgé raconte un blues slave d’une beauté confondante. Alors il faut absolument lâcher prise et se laisser ballotter par la guitare d’Hochapfel. Éventuellement, les larmes pourront poindre, à mesure que l’archet s’essouffle. Ceux qui se poseront, à ce moment précis, la question de savoir dans quelle case ranger Odeia, plutôt que d’appuyer une fois de plus sur la touche « Play » auront décidément un cœur de pierre. Pire : des oreilles définitivement déracinées.