Chronique

Palm Unit

Chant Inca (Hommage à Jef Gilson)

Lionel Martin (ts), Fred Escoffier (kb), Philippe Garcia (dms), Del Rabenja (valiha).

Label / Distribution : Super-Sonic Jazz

Jef Gilson (1926 – 2012) fait partie des jazzmen qu’on peut qualifier de spirituels, en ce qu’ils sont les héritiers de musiciens comme Pharoah Sanders, un saxophoniste qui a su cultiver le feu allumé lors de son expérience mystique aux côtés de John Coltrane. Gilson, compositeur un peu oublié aujourd’hui et qui, pourtant, aura contribué à établir des ponts entre jazz, rock progressif et world music. Autour de sa musique gravitèrent quelques jeunes des années 60 tels que Michel Portal, Henri Texier, Bernard Lubat, François Jeanneau, François Tusques ou bien encore Eddy Louiss. Il faut aussi et surtout se souvenir que dès l’année 1968, Jef Gilson partit régulièrement travailler son idiome du côté de Madagascar pour poser les bases de nouvelles connexions entre jazz et musique malgache. C’est là qu’il eut notamment l’occasion de côtoyer Del Rabenja dont il sera question un peu plus loin.

Aujourd’hui, des décennies plus tard, le saxophoniste Lionel Martin veut rendre hommage à ce musicien singulier avec Palm Unit (dont l’origine du nom est à chercher du côté du label Palm créé par Jef Gilson), un trio brûlant dont les claviers sont tenus par Fred Escoffier et la batterie par Philippe Garcia. Le premier a choisi de déployer des couleurs vintage en provenance directe des années 70, au Fender Rhodes et à l’orgue. À son écoute, difficile de ne pas penser par exemple à la sonorité saturée d’un Mike Ratledge au sein de Soft Machine première époque. Garcia, quant à lui, est de ceux qui savent allier puissance, beat profond et mélodie. On ne pouvait rêver meilleure compagnie pour Lionel Martin qui trouve ici le moyen idéal d’unir deux de ses passions : la première est son désir d’aborder la musique sous un aspect historique, ce qu’il avait déjà eu l’occasion de démontrer en compagnie du pianiste Mario Stantchev sur l’album Jazz Before Jazz en hommage à Louis Moreau Gottschalk ; la seconde est celle d’un engagement total dans un jeu d’une nature très physique aux glissements free, récemment mis en évidence avec l’album Madness Tenors. Les spectateurs du premier concert de Palm Unit, lors du récent Nancy Jazz Pulsations au mois d’octobre dernier, ont pu en mesurer toute l’intensité. Notons que NJP bouclait ainsi la boucle puisque Jef Gilson était l’invité de la première édition du festival en 1973. Il s’y produisit en big band, au sein duquel évoluait un certain... Del Rabenja. Affaire à suivre pour ce qui nous concerne.

Chant Inca est un disque en deux temps (à l’image du concert cité un peu plus haut). C’est d’abord le trio qui s’exprime d’une manière très convulsive à travers six reprises de compositions toutes signées Gilson. Une musique festive, qui fait la part belle à l’Afrique et suscite une adhésion à la hauteur de la fièvre dont elle est habitée. Les thèmes sont épurés, volontiers incantatoires et s’offrent comme des portes ouvertes à l’énergie déversée par les trois musiciens en quête de transe. Puis vient Del Rabenja, musicien joueur de valiha, une cithare tubulaire de Madagascar, pour parachever en beauté le travail commencé à trois. Ce qui frappe alors dans cette deuxième partie en quartet, c’est la sérénité qui s’en dégage aussitôt. Le son très métallique, presque aigrelet, de la valiha, ses motifs hypnotiques s’allient dans une forme de douceur qui contraste avec le début de l’album, beaucoup plus musculeux quant à lui. Même « The Creator Has A Master Plan », une composition débridée et mystique de Pharoah Sanders dont les 32 minutes illuminaient l’album Karma en 1969, semble déposée ici comme une invitation à la paix. L’orgue et le saxophone en jouent le thème tandis que la valiha fait office de guitare rythmique. Ce moment est d’une beauté d’autant plus grande qu’il est porté par un Philippe Garcia en pleine incandescence. Il est aussi l’occasion pour Lionel Martin de brûler un peu plus encore.

À l’évidence, Palm Unit et Chant Inca – qui sort à la fois en CD et en vinyle sur le label hollandais Super-Sonic – réparent une injustice. Celle de l’oubli relatif dans lequel est tombé Jef Gilson depuis trop longtemps. Il est le meilleur hommage qu’on pouvait rendre à un musicien qui aura su s’emparer du jazz sous toutes ses formes, en tant que connaisseur de la tradition et amoureux de l’avant-garde. D’aucuns prétendent qu’il était trop en avance sur son temps. Peut-être, mais les pendules sont remises à l’heure grâce à Lionel Martin et ses complices. Merci à eux.